I. Une nouvelle social-démocratie ?
Il y a bien longtemps – à l’ère paléolithique de la nouvelle gauche, à la fin des années 1960 – quelques radicaux vigoureux auraient préféré mourir plutôt qu’être au Parti démocrate. C’était l’époque des mouvements étudiants et anti-impérialistes, des SDS ; des mouvements activistes noirs, du SNCC , du Black Panther Party, de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires ; des mouvements émergents des ouvriers de l’industrie et des services publics. À cette époque, cette politique se pratiquait exclusivement dans les rues et par l’action directe de masse. « Le pouvoir au peuple » ne signifiait absolument pas « un bout de chemin avec RFK [Robert Francis Kennedy] ». Le Parti démocrate était considéré comme fortement lié à l’impérialisme américain, comme en témoigne la guerre de LBJ [Lyndon Baines Johnson] au Viêtnam, sans parler de la bombe A d’Harry Truman sur Hiroshima ou de sa Guerre froide, ni de la Baie des cochons de Kennedy. En outre, malgré le fait que la majorité des travailleurs, des Noirs et des pauvres votaient vraiment pour le Parti démocrate, il était considéré comme clairement pro-capitaliste, anti-ouvrier et anti-Noirs. Ni les travailleurs ni les Noirs ne contrôlaient le Parti démocrate, pas plus qu’ils n’y participaient. De la sorte, pour les radicaux des années 1960, il n’est pas surprenant que le Parti n’ait jamais cherché à abroger la loi Taft-Hartley brutalement anti-ouvrière , qu’il ait refusé d’accueillir le Parti démocrate du Mississippi pour la liberté à sa convention de 1964 à la place de la délégation officielle tout-à-fait ségrégationniste, et que la présidence Kennedy n’ait pas réalisé le moindre progrès en termes de législation sociale. De fait, une des leçons assimilées par la nouvelle gauche, au moins de manière superficielle, avec ses notions assez imprécises de libéralisme d’entreprise et de démocratie participative, est que pour mettre en œuvre leurs propres programmes, on ne pouvait jamais compter sur la bureaucratie ouvrière, sur les politiciens de parti, sur les employés qualifiés des services et sur la petite bourgeoisie noire, qui formaient le noyau dur du réformisme officiel. Livrés à eux-mêmes, ils trouveraient le moyen de parvenir à un compromis avec « le pouvoir en place ». La première génération de la nouvelle gauche a grandi avec le slogan assez direct « ne faites jamais confiance à un libéral », et leurs successeurs ne renoncèrent jamais à cette règle. Par conséquent, la nouvelle gauche ne pouvait être efficace, à leurs yeux, qu’en restant indépendante, en termes organisationnels et politiques, des forces du réformisme officiel, qu’en s’appuyant sur l’action militante directe pour imposer des réformes de l’extérieur, et sur une forme de démocratie directe au sein des mouvements qui soit antagonique aux forces bureaucratiques (ouvrières et noires) qui dominaient le Parti démocrate et les institutions officielles du libéralisme.
Aujourd’hui rien de fondamental n’a changé dans le Parti démocrate depuis les années 1960. Or, sur la plupart des autres aspects, nous vivons dans un monde politique différent. Surtout, les mouvements d’action directe de masse qui ont rendu des réformes possibles et ont fourni, pour ainsi dire, la base matérielle au développement d’organisations et d’idées radicales, ont subi depuis plus de dix ans un terrible déclin. Avec l’approfondissement de la crise de l’économie internationale, avec le déclin durable de l’industrie américaine et avec l’offensive de plus en plus violente des employeurs contre tous les secteurs de la classe ouvrière et des pauvres, le déclin des mouvements constitue le facteur décisif pour déterminer l’univers politique de la gauche. Les mouvements militants de masse qui, dans les années 1960 et 1970, ont poussé des centaines de milliers de personnes à faire grève, à manifester, à occuper les usines, étaient les seules réelles sources de pouvoir pour la gauche, et elles le sont toujours. Ces mouvements fournissent la condition nécessaire pour réellement obtenir des réformes et pour imposer des politiques au gouvernement – surtout dans une période de contraction économique comme celle que nous traversons. Ils fournissent ainsi la condition déterminante pour rendre réalistes les perspectives de gauche et, de la sorte, le fondement nécessaire pour gagner la population à une conception de gauche. Il est vrai qu’en général les personnes restent pas attachées à une perspective politique – quelle que soit sa rigueur empirique ou logique – s’ils ne peuvent pas concevoir une possibilité immédiate de la mettre en pratique. Ainsi le déclin des mouvements d’action directe de masse pendant de nombreuses années, et en particulier l’effondrement des organisations ouvrières de masse, est la raison primordiale du désarroi de la gauche, tout autant que du libéralisme, et il favorise une grande confusion.
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Les partisans d’un travail au sein et en faveur du Parti démocrate affirment alors que, parce que le Parti est historiquement le parti des mouvements de masse et le parti de la réforme – et il l’est aujourd’hui –, il doit être le principal vecteur du combat de gauche. Ces progressistes soulignent qu’en général une majorité des travailleurs, des Noirs et des autres groupes opprimés votent encore démocrate aujourd’hui, mais ils sont incapables de distinguer la démarche passive, privée et individualiste du vote de la démarche active, collective et vivifiante consistant à s’organiser pour se confronter aux employeurs ou au gouvernement. Les progressistes qui sont partisans du Parti démocrate remarquent également, à juste titre, que les syndicats, les organisations noires officielles et les organisations officielles de femmes constituent l’épine dorsale du Parti démocrate. En revanche, ils ne parviennent à faire distinguer les intérêts des éléments bureaucratiques et de la classe moyenne, qui dominent ces organisations et qui les représentent au sein du Parti démocrate, des intérêts bien différents des éléments ouvriers de la base, qui constituent l’essentiel des membres de ces organisations mais ne jouent fondamentalement aucun rôle actif dans le Parti démocrate. En outre, les nouveaux sociaux-démocrates soulignent que les objectifs des programmes des dirigeants de « gauche » du Parti démocrate, des politiciens noirs et des dirigeants de syndicats sont en général à l’extrême gauche du paysage politique américain aujourd’hui, et que ces programmes, s’ils sont mis en œuvre, constitueraient un immense progrès pour le peuple américain. Or ils sont incapables de distinguer le discours de l’action, ce qui est sur le papier et ce qui est mis en œuvre. Ils ignorent tout simplement la profonde incapacité non seulement des majorités démocrates au Congrès mais aussi des gouvernements pleinement sociaux-démocrates de par le monde, à imposer des réformes au capital tout au long de la période de crise qui a démarré au début des années 1970. Ils ne reconnaissent pas non plus dans quelle mesure ces partis, lorsqu’ils étaient au pouvoir, étaient entièrement acquis à l’austérité et favorables aux attaques contre la classe ouvrière. Enfin, ceux qui souhaitent reconstruire la social-démocratie aux États-Unis soulignent que la social-démocratie en général, et le Parti démocrate en particulier, est apparue comme le « moteur » des grandes vagues de réforme qui ont périodiquement secoué les pays capitalistes avancés. En revanche, ils ne parviennent pas à distinguer les législateurs immédiats des réformes et les organisateurs des offensives politiques de masse qui ont effectivement rendu possible une mise en œuvre législative de ces réformes. Typiquement, et c’est un désastre, ils négligent les mouvements de masse tumultueux qui ont transformé bon gré mal gré en agents du changement politique et social ceux qui étaient jusqu’alors des politiciens réformistes
paresseux.
II. Le paradoxe de la social-démocratie
Le fait est que la majeure partie de la gauche américaine, comme de la gauche dans le monde entier, reste paralysée par la passivité de la base massive de la social-démocratie, par ses plateformes de gauche et par son association historique avec la réforme. C’est pourquoi elle refuse de prendre la démocratie sociale au sérieux, comme un phénomène social et historique spécifique, qui représente des forces sociales spécifiques et qui, par conséquent, propose des théories et stratégies politiques spécifiques et, de la sorte, manifeste au sein du capitalisme une dynamique politique reconnaissable. Depuis la fin du dix-neuvième siècle l’évolution de la social-démocratie se distingue par un paradoxe typique. D’une part son développement a toujours dépendu des bouillonnantes luttes de masse de la classe ouvrière, celles-là mêmes qui ont fourni à la fois la force qui a permis de conquérir des réformes majeures, et la source de l’émergence d’organisations et d’une idéologie d’extrême-gauche. Le développement de l’auto-organisation, du pouvoir et de la conscience politique de la classe ouvrière, qui en retour dépend de l’action de masse de cette classe, fournit la condition nécessaire du succès du réformisme tout comme de l’extrême-gauche.
D’autre part, dans la mesure où la social-démocratie est parvenue à se consolider en termes organisationnels, ses principaux représentants ont inévitablement cherché à mettre en œuvre des politiques reflétant leurs propres intérêts et leurs positions sociales spécifiques. En particulier, ils cherchent à obtenir et à conserver, à la fois pour eux et pour leurs organisations, une place en sécurité dans la société capitaliste. Pour d’obtenir cette sécurité il a fallu que les représentants officiels des organisations sociales-démocrates et réformistes cherchent au minimum la tolérance implicite du capital et idéalement sa reconnaissance explicite. Ils ont de la sorte été amenés, toujours et partout, non seulement à renoncer au socialisme comme fin et à la révolution comme moyen mais au-delà à contenir, et parfois à réellement écraser les soulèvements ouvriers de masse dont la dynamique menait à de plus larges formes d’organisations et de solidarité ouvrières, à des attaques plus puissantes contre le capital et contre l’État capitaliste, à la constitution du peuple travailleur en tant que classe consciente, et parfois à l’adoption massive de perspectives socialistes et révolutionnaires à grande échelle. Ils ont agi ainsi, malgré le fait que ce sont précisément ces mouvements qui leur ont permis d’émerger, qui les ont soutenus au pouvoir, et qui constituent la seule garantie possible de leur maintien, dans un capitalisme divisé en classes et porteur de crise.
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Rien de tout cela n’est de la simple logique, ni de l’histoire ancienne. Il est remarquable que ce soit au lendemain immédiat d’une longue succession d’expériences de social-démocratie en Europe, qui se sont avérées catastrophiques pour toute la gauche, que la gauche américaine concrétise sa propre tendance vers des politiques sociales-démocrates. Vers le milieu des années 1970, dans la majorité des pays d’Europe, les partis sociaux-démocrates et communistes sont parvenus à détourner les énergies des mouvements ouvriers et étudiants de masse de la précédente décennie vers l’arène parlementaire-électorale et, à partir de là, ils ont réussi à obtenir pour eux-mêmes des positions de pouvoir politique pratiquement sans précédent. Dans la même période, la quasi-totalité de ces personnes de gauche qui, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, avaient construit, à partir de ces mouvements de masse, une gauche extra-parlementaire petite mais significative, sont entrés en masse dans les partis eurocommunistes et eurosocialistes revitalisés et reconstruits. Quelle fut leur justification pour ce tournant ? Précisément la même que celle invoquée par les nouveaux sociaux-démocrates américains : intégrer ces organisations semble pour eux le meilleur moyen de s’associer avec les travailleurs, de lutter efficacement pour des réformes et de reconstruire des mouvements de masse.
Les résultats sont à présent évidents aux yeux de tous. À part en Italie, les partis communistes ont subi un lourd déclin, probablement irréversible, les classes ouvrières ne voyant pas la nécessité d’avoir deux partis réformistes et préférant soutenir l’officiel. Bien plus important encore, au Portugal, en Espagne, et surtout en France, des partis travaillistes et socialistes ont obtenu des victoires électorales-parlementaires fracassantes et ont accédé au « pouvoir ». Dans chaque cas, ces campagnes et victoires électorales ont eu lieu dans un contexte de déclin inquiétant de l’organisation de la classe ouvrière – en effet, toutefois comme des substituts plus ou moins explicites à l’action de la classe ouvrière, la majeure partie de la gauche tenait à les interpréter comme des mouvements de masse en soi et, par conséquent comme des triomphes pour la classe ouvrière. Quel fut le résultat ? À chaque fois, faute de mouvement de masse indépendant pour « s’assurer de leur honnêteté », les gouvernements travaillistes et socialistes firent usage de leur autorité fraîchement acquise pour « restructurer » leurs capitalismes nationaux afin de favoriser la compétitivité internationale. Ils ont ainsi imposé à la classe ouvrière des politiques d’austérité bien plus brutales et plus profondes que celles de leurs prédécesseurs conservateurs, et ils ont encore affaibli les principes organisations de défense des travailleurs, en particulier les syndicats. L’hégémonie sociale-démocrate n’eut pas pour conséquence une nouvelle période de réformes, ni une ouverture à gauche. Au contraire, la restructuration capitaliste sous la social-démocratie a généré, de mémoire, une vaste démoralisation politique de la classe ouvrière et un discrédit dévastateur des idées socialistes et marxistes. Sans surprise, la conséquence à moyen terme fut d’insuffler une nouvelle dynamique, éclatante, aux perspectives politiques de droite depuis longtemps discréditées, de préparer non seulement la renaissance des formes les plus agressives de l’idéologie de la libre entreprise mais également l’émergence d’un crypto-fascisme dynamique – surtout, et ce n’est pas un hasard, dans la France socialiste. Ainsi, une fois de plus, toujours cette dynamique paradoxale mais prévisible : en l’absence de mouvements de masse pour dégager une force matérielle indépendante en faveur de la réforme et du développement des idées de gauche, les victoires les plus déterminantes de la social-démocratie ont en définitive conduit à l’affaiblissement le plus décisif des perspectives, organisations et mouvements sociaux-démocrates en Europe depuis les années 1950, et ce malgré l’approfondissement d’une crise économique capitaliste durable qui fut responsable des niveaux de chômage les plus élevés et des souffrances les plus terribles pour la classe ouvrière depuis les années 1930.
III. La dynamique du réformisme
Activité, pouvoir, conscience
Il est certainement assez courant à gauche d’affirmer que la condition nécessaire pour engager la reconstruction de l’organisation, du pouvoir et de la conscience politique de la classe ouvrière est le développement d’une action directe massive des travailleurs contre les employeurs et contre le gouvernement, dans les usines et dans les bureaux, aussi bien que dans la rue. C’est la raison pour laquelle, en règle générale, ce n’est que lorsque les travailleurs ont de fait brisé leur propre passivité, ont créé de nouvelles formes de solidarité et, sur cette base, accumulé la puissance nécessaire pour affronter le capital, que les objectifs de réforme et de révolution, fondés sur une action collective, de classe, peuvent apparaître comme réellement pertinents et pragmatiques. En l’absence de solidarité de classe et de pouvoir collectif, les travailleurs sont réduits à l’« autre versant » de « ce qu’ils sont réellement dans le capitalisme », à savoir des vendeurs de marchandises, en particulier leur force de travail. Si les personnes ne peuvent pas, de fait, lutter pour défendre leurs intérêts à travers des organisations et des stratégies de classe, ils jugeront qu’il n’a pas de sens de traiter le monde social, ses institutions et ses équilibres de pouvoir, autrement que comme étant donnés, et ils défendront leurs intérêts en élaborant les stratégies individualistes et de collaboration de classe qui leur permettront de s’inscrire au mieux dans la lutte concurrentielle entre vendeurs de marchandises. En raison de la profonde interdépendance entre l’action collective, le pouvoir social, l’efficacité politique et la conscience politique, il apparaît que des changements brusques et importants dans la lutte de la classe ouvrière ont eu tendance à représenter la condition pour des transformations politiques significatives – le début d’importantes vagues de réforme, la transition du syndicalisme artisanal au syndicalisme industriel, le développement de partis sociaux-démocrates de masse… En même temps, parce que les stratégies de classe tendent à dépendre de la mobilisation collective du pouvoir social, les travailleurs et les groupes opprimés sont normalement confrontés à un dilemme classique : sans une organisation et un potentiel significatifs, il paraît suicidaire d’engager une action collective ; cependant, sans un niveau important d’action collective, il n’est pas possible d’accumuler l’organisation et le potentiel, ni de développer une conscience. On comprend que même l’intervention idéologique et organisationnelle de socialistes est souvent inutile pour vraiment rompre ce dilemme.
Ainsi, Rosa Luxembourg a bien compris qu’à l’échelle historique, « l’inconscient précède le conscient ». Son analyse classique du phénomène des grèves de masse saisit la dynamique psychologique des mouvements de masse de la classe ouvrière : « Mais cette première lutte générale et directe des classes déclencha une réaction… [qui] éveillait pour la première fois… le sentiment et la conscience de classe… Cet éveil de la conscience de classe se manifeste immédiatement de la manière suivante : une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d’acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale et économique, dont elle subissait l’esclavage depuis des décennies ». Ainsi, « au moment où commence une période de grèves de masse de grande envergure, toutes les prévisions et tous les calculs des frais [qui ont précédemment découragé les initiatives de la classe ouvrière] sont aussi vains que la prétention de vider l’Océan avec un verre d’eau » . Rosa Luxembourg explique ensuite que le résultat potentiel est non seulement l’émergence de formes d’organisation sans précédent, impliquant des couches précédemment inorganisées, et dotées de nouvelles revendications, mais aussi des confrontations conscientes des travailleurs avec le capital et avec l’État, et une fois de plus la mise du socialisme à l’ordre du jour. Une fois en lutte, le peuple peut donner du sens à des stratégies – jusqu’à présent inappropriées – qui nécessitent l’action collective de la classe ouvrière, ainsi que des objectifs – jusqu’alors utopiques – qui ont besoin la puissance de la classe ouvrière. La victoire est concevable il est raisonnable de faire le nécessaire pour gagner : violer la loi et affronter l’État, ainsi que développer de nouvelles formes de liens sociaux avec « des forces sociales extérieures – entre organisés et non organisés, entre employés et chômeurs, entre Noirs et Blancs. Parallèlement, lorsque l’action collective conduit au pouvoir collectif, il a du sens d’envisage de vastes programmes de réforme qui ne parvenaient pas jusqu’à présent à inciter à l’action. En d’autres termes, c’est avec le processus par lequel ils se constituent réellement en classe pour lutter que les travailleurs parviennent à concevoir les notions interdépendantes de société divisée en classes, de stratégie de lutte de classes et à envisager l’objectif du socialisme comme une perspective raisonnable.
Le réformisme, une idéologie de la classe ouvrière
Naturellement, les périodes d’activité de masse sont limitées dans le temps. Même si les syndicats, les partis sociaux-démocrates et les groupes révolutionnaires, de même que les organisations de masse des peuples opprimés, tendent à se construire lors de points culminants de la lutte, ils doivent poursuivre leur activité durant de longues périodes dans un environnement où les niveaux d’activité de la classe ouvrière sont relativement faibles. Il est vrai que la nature de l’activité de la classe ouvrière pendant des périodes « normales » est contraire à son activité pendant des périodes de soulèvement de masse. De par sa propre nature, elle est d’une portée très limitée : les partis politiques de masse modèrent leur rhétorique de classe, les syndicats organisent les ouvriers d’une entreprise, d’un artisanat ou d’une industrie en particulier, les militants de terrain ne peuvent attirer qu’une faible proportion de leurs collègues. En règle générale, les tentatives d’élargir les luttes audelà d’un champ étroit ne rencontrent pas beaucoup de succès. Durant ces périodes de recul, l’aspect minoritaire et restreint de l’activité de la classe ouvrière se présente comme son caractère naturel et permanent. De la sorte, il tend à constituer la base matérielle, le point de départ, pour la formation de la conscience politique de la classe ouvrière. Les offensives de classe contre les pouvoirs des capitalistes, sans parler de la transition au socialisme, ne sont pas à l’ordre du jour. Par conséquent, une majorité de travailleurs parviennent à la conclusion qu’ils doivent accepter comme données les règles fondamentales du système capitaliste – en particulier l’exigence de profitabilité capitaliste comme socle du fonctionnement du système. C’est le caractère apparemment incontestable de la propriété capitaliste et de l’État capitaliste qui constitue la condition nécessaire, même si elle est insuffisante, pour une large acceptation du réformisme au sein de la classe ouvrière – à savoir la vision du monde et la stratégie pour l’action qui non seulement prend le système capitaliste de propriété comme donné, mais affirme également que la classe ouvrière y a un intérêt particulier, essentiellement le « droit » de s’approprier une « part équitable » du produit total. Réciproquement, parce qu’elle tend à se renforcer dans des périodes où l’organisation de la classe ouvrière est relativement faible, la perspective réformiste est presque inévitablement associée à des stratégies de réforme qui exigent une mobilisation minimale de la classe ouvrière – des actions de grève routinières (souvent symboliques), des négociations collectives institutionnalisées et surtout la voie électorale. Incapables de mener la lutte de classes jusqu’au bout, les travailleurs cherchent des méthodes alternatives pour défendre leurs intérêts.
Cependant, le réformisme, comme toute autre vision du monde, ne peut faire l’objet d’une acceptation générale qu’à condition de fournir le socle pour une action réussie. Ainsi, même avec un minimum d’organisation de la classe ouvrière, le réformisme tend à être très attractif pendant les périodes de prospérité car alors la menace d’une résistance, même limitée, de la classe ouvrière, – symbolisée par la détermination à faire grève, ou par une victoire électorale – donne vraiment lieu à des concessions de la part du capital. Dans la mesure où remplir les carnets de commandes et développer la production sont leurs principales priorités pendant l’expansion, les capitalistes tendront à considérer qu’il est dans leur intérêt de maintenir et d’accroître la production, même quand cela implique d’accorder des concessions aux ouvriers, si l’alternative est d’avoir à faire face à une grève ou à d’autres formes de dislocation sociale. En fait, lorsque l’économie est en expansion, la concurrence pousse presque toujours le prix du travail vers le haut, quoi que fasse le travail, et cela donne une apparence d’efficacité aux organisations ouvrières, ainsi qu’à la perspective réformiste, même si en réalité elles sont assez faibles. En revanche, pendant les périodes de contraction économique et de chute des profits, la première priorité des capitalistes est d’augmenter la compétitivité, dans un contexte de marchés stagnants. Puisque l’amélioration de la compétitivité dépend de la réduction des coûts, les employeurs préféreront souvent devoir affronter une longue grève ou une agitation sociale s’ils pensent pouvoir obtenir des réductions significatives du coût du travail. De plus, le fait même que les profits capitalistes se réduisent offre au capital une arme redoutable dans des périodes de mauvaise conjoncture. Dans la mesure où les profits sont la seule catégorie de revenu dont on peut supposer qu’ils permettront le retour à l’augmentation de la production et à la hausse de l’emploi, il sera difficile même pour les ouvriers de nier que la part des capitalistes, bien plus que toutes les autres, doit être protégée au moment où le potentiel économique se réduit (par la logique implacable de l’arithmétique), et où la classe ouvrière doit se préparer à faire des sacrifices. Toutes choses égales par ailleurs, les baisses de la profitabilité et des perspectives commerciales générales tendent en soi à accroître le pouvoir du capital sur le travail. Ainsi, dans des conditions de crise économique, à moins qu’une explosion des luttes ouvrières soit en mesure de transformer radicalement leur niveau d’organisation, de puissance et de conscience, les idées réformistes seront pour les travailleurs de moins en moins pertinentes et de moins en moins attirantes. Dans la mesure où les stratégies nécessitant une action de classe contre le capital semblent impossibles à mettre en œuvre, il apparaîtra de plus en plus raisonnable pour les travailleurs de se tourner vers des stratégies individualistes, des stratégies de collaboration de classe, et ils défendront les théories pro-capitalistes, de droite, qui donnent sens à ces stratégies.
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La bureaucratie ouvrière, les politiciens parlementaires et la direction petite-bourgeoise noire En tant que représentants des secteurs organisés de la classe ouvrière, les cadres syndicaux ont historiquement constitué la couche sociale décisive – et archétypique – attachée au réformisme. Les cadres syndicaux comprennent naturellement que la menace fondamentale, non seulement pour les travailleurs qu’ils représentent mais aussi pour les organisations desquelles ils dépendent, est la classe capitaliste – une classe « en permanence » auto-organisée et « en permanence » dominante. La condition indispensable pour la survie des syndicats et donc pour leur propre existence en tant que bureaucrates est leur acceptation par le capital – en particulier la reconnaissance des syndicats par les capitalistes et leur acceptation des règles de la démocratie parlementaire. En dernière analyse, l’acceptation des syndicats et de la démocratie parlementaire par les capitalistes ne peut être garantie que par la puissance organisée des travailleurs. Néanmoins les dirigeants syndicats sont extrêmement sensibles à la force et à la faiblesse fluctuante des travailleurs organisés : ils comprennent que même au paroxysme de la lutte de classe, et en fait particulièrement à ce moment, il existe un immense risque de défaite, et donc de destruction de leurs organisations. Dans la mesure où ils en ont la capacité, ils recherchent de plus en plus à protéger leurs organisations – et, dans leur esprit, leurs membres – en renonçant à toutes les formes de luttes plus étendues qui ouvrent la voie à l’organisation de vastes offensives contre le capital et, de la sorte, à l’idéologie socialiste – non seulement l’action militante directe mais aussi l’organisation, qui va au-delà du lieu de travail immédiat ou de l’industrie spécifique pour mettre en relation les travailleurs organisés et les travailleurs inorganisés, les employés et les chômeurs, le lieu de travail et la communauté… Cependant, alors même qu’ils affaiblissent l’activisme et l’auto-organisation des travailleurs, les bureaucrates doivent toujours donner l’impression qu’ils défendent leurs électeurs, dans les limites exigées par la défense de la profitabilité capitaliste. Au bout du compte, c’est un tour difficile à réaliser. Néanmoins, le mouvement ouvrier officiel s’est historiquement appuyé sur deux stratégies comme substituts consciemment élaborés à l’action directe : (1) la constitution, avec l’aide de l’État, d’institutions permanentes visant à réguler le conflit travailleur-employeur ; (2) la voie électorale parlementaire.
La négociation collective
Typiquement, l’établissement d’institutions régulières pour la coexistence (temporaire) entre le capital et la bureaucratie ouvrière – la forme traditionnelle de la négociation collective – dépend de la conclusion d’un « accord » entre les représentants ouvriers et le capital. D’une part, les bureaucrates doivent s’engager à réduire les conflits au travail et à assurer une discipline ouvrière. D’autre part, les capitalistes doivent être prêts en retour à faire des concessions régulières aux travailleurs,desquelles les cadres peuvent s’attribuer le mérite, puisqu’il s’agit là de la condition pour obtenir l’approbation de la majorité des travailleurs et isoler les militants. Cet accord n’est pas sans coût pour les capitalistes ni sans avantage pour les travailleurs, et par conséquent les capitalistes ne l’accepteront que dans la mesure où ils sont forcés à le faire, et où il est dans leur intérêt de mieux payer pour assurer la paix sociale en échange d’une production sans heurts. L’expansion capitaliste et la profitabilité élevée sont presque toujours les conditions nécessaires pour un accord. Dans le cadre de cette négociation, les bureaucrates syndicaux sont libres de développer leur « organisation dans l’organisation », ainsi que leur propre rôle. Ils négocient un contrat ; un accord existe pour ne pas faire grève tout au long de cette période ; en contrepartie, les bureaucrates règlent les conflits à travers la procédure de règlement des différends et fin de compte l’arbitrage obligatoire.
Les bureaucrates « rendent service » à la base, mettant en œuvre le contrat dans la procédure de règlement des différends. À l’inverse, en tant qu’autre partie du contrat, ils doivent également obliger leurs militants à adhérer au contrat et à limiter toute forme de résistance au travail. À cette fin ils doivent s’efforcer d’empêcher toute organisation indépendante de la base et de limiter tout contrôle de la base sur le syndicat lui-même, en entravant la démocratie syndicale.
Comme les pratiques réformistes en général, la négociation collective dans le cadre de l’accord possède une double signification. D’une part, elle reflète vraiment les intérêts temporaires de la classe ouvrière en période d’organisation déclinante et minoritaire : dans ces circonstances, la plupart des travailleurs n’envisagent pas d’autre choix que de l’accepter comme étant ce qu’ils peuvent obtenir de mieux. D’autre part, les bureaucrates ouvriers voient dans le réseau d’institutions de négociation collective non seulement une raison d’être, mais un socle important pour leur existence matérielle et un fondement décisif pour leur modus vivendi avec le capital. Entre les mains des bureaucrates, le fonctionnement de la négociation collective ne consiste pas simplement à refléter l’équilibre (momentanément défavorable) des forces de classe entre le capital et le travail ; il sert à dissoudre l’auto-organisation et la puissance des travailleurs, et de la sorte à faire pencher plus encore la balance en faveur du capital. Se produit ainsi, une fois de plus, le paradoxe classique du réformisme : même si la bureaucratie syndicale peut réaliser de grandes choses pendant l’expansion, à l’aide de sa capacité à assurer la paix sociale et l’apparent bien-être des travailleurs, elle le fait au détriment de l’auto- organisation des travailleurs, et donc de sa propre puissance et de sa propre position à long terme.
Lorsque l’expansion économique cède la place à la contraction, les bureaucrates sont de moins en moins en capacité d’assurer que la négociation collective penche en faveur de leurs électeurs ou d’eux-mêmes : les employeurs rompent l’accord et déclenchent leur offensive ; les travailleurs voient moins de raisons de soutenir les bureaucrates ou leurs stratégies réformistes ; ces derniers voient leurs organisations s’affaiblir et toute leur perspective perd en crédibilité.
Électoralisme-parlementarisme
La voie électorale-parlementaire constitue la stratégie définitive de tous les éléments sociaux particuliers qui sont spécifiquement liés au réformisme, dans la mesure où elle paraît être la clé pour résoudre le dilemme central auquel ils sont confrontés : comment conserver leur base ouvrière de masse sans avoir besoin d’organiser leurs électeurs pour une action directe contre le capital. Pour des campagnes électorales, des individus isolés peuvent être mobilisés pour se rendre aux urnes de façon confidentielle et individuelle, en faveur de candidats favorables à la classe ouvrière autour d’un programme de réforme. De cette manière il semble possible d’accumuler du potentiel et d’obtenir des réformes sans courir le risque de luttes de masse comme des grèves ou des confrontations de rue. Néanmoins, adopter une stratégie principalement parlementaire revient à se rendre victime de l’illusion sociale-démocrate classique, selon laquelle il est possible, par des moyens électoraux parlementaires, indépendamment du renforcement massif des travailleurs contre les capitalistes dans les ateliers et dans les rues, de construire au sein de l’État un équilibre de forces de classe qui soit favorable à la classe ouvrière. Contrairement à ce que laissent penser les apparences, l’approche électorale est illusoire, la norme de l’exercice du pouvoir dans la société capitaliste ne passe pas par le contrôle de l’État et par la force. Tant que subsistent les rapports de propriété capitalistes, la classe capitaliste, par son contrôle sur les moyens de production, garde la mainmise sur la fonction d’investissement, et de cette manière détient la clé du développement de la productivité du travail, de la croissance économique et de la prospérité économique – et, à partir de là, de l’emploi, de la stabilité sociale et des recettes publiques. Puisque l’investissement capitaliste dépend de la capacité des capitalistes à réaliser un profit, faute de révolution, toutes les composantes de la société jugent tôt ou tard que, faute de révolution, il est dans leur propre intérêt d’assurer la profitabilité capitaliste. « Ce qui est bon pour General Motors est bon pour le pays » rend compte d’un important aspect de la réalité dans le capitalisme.
Dans ce contexte, la raison est claire pour laquelle ceux qui occupent des positions au niveau de l’État, même ceux qui sont élus sur des programmes représentant les intérêts des travailleurs, subissent une énorme pression pour « être responsables », pour soutenir des politiques qui protégeront les profits. Agir autrement risquerait de générer des dysfonctionnements économiques, avec ce que cela implique. Les politiciens sont conscients que, faute de remettre en cause la propriété capitaliste elle-même – prendre le contrôle de la production au détriment des capitalistes – , il est impossible de mettre en œuvre, sur une longue période, un programme anticapitaliste sans provoquer le retrait des fonds d’investissement et au bout du compte le chaos économique.
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Libres d’accepter les règles du jeu, les politiciens professionnels réformistes peuvent revendiquer pour les travailleurs la part équitable du gâteau, qui grossit pendant les périodes de prospérité, mais lorsque la prospérité cède la place à la crise ils auront peu d’autre choix que de traduire « part équitable » par « austérité » pour leurs électeurs ouvriers. Cependant, dans la mesure où les politiciens réformistes jouent un rôle de plus en plus important dans le rétablissement de la profitabilité capitaliste, la classe ouvrière a moins de raisons de les préférer aux authentiques représentants du capital, ou même de distinguer leurs perspectives de celles du capital lui-même. Encore une fois, un réformisme cohérent conduit à sa propre dissolution.
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