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La souffrance individuelle (et collective) est-elle un critère politique ?

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Résumé d’un grand article traitant de la rhétorique de la parole réservée aux concerné·es.
Au programme : indivudualisme, néo-libéralisme et dépolitisation au profit de l’exposition de la souffrance comme vertu politique.

Devant la multiplication permanente des initiatives dites « postmodernes », il me semble important de rendre accessible et de partager des ressources qui rendent compte de la dépolitisation de nos initiatives pour nous émanciper des oppressions systémiques.
Il nous faut sortir du cadre où la souffrance et le partage d’expérience prime, pour retrouver des ambitions émancipatrices et remettre la politique au coeur de nos putains de projets.

Ce résumé est celui d’un article de la sociologue Chi-Chi Shi publié dans la revue Historical Materialism, 26-2 (2018). Traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.
Il est trouvable grâce au lien suivant :
http://revueperiode.net/definir-ma-propre-oppression-le-neoliberalisme-et-la-revendication-de-la-condition-de-victime/?fbclid=IwAR0BZ3WSyoB4shwxIuk7xJL4WVFMfRKEPJUHNVgaFsYSrv1shhzFIczxUJE

Disclamer : je n’ai aucune prétention à retranscrire de manière intacte un article aussi dense et détaillé, ma première intention était de vulgariser et de raccourcir le volume de ce texte afin de le rendre plus digeste pour la plupart. Libre à vous de lire l’original et d’apporter vos retours !

Introduction

Aujourd’hui , les politiques de l’identité sont les principaux combats de la gauche. Mais, l’absence de ses définitions a engendré une confusion théorique : premièrement, un concept regroupant essentialisme, particularisme et déterminisme culturel. Une réponse à l’échec des luttes à gérer les spécificités internes des groupes qui ont reproduit des rapports de domination en leur sein. Deuxièmement, l’approche de l’identité vue comme une série d’expériences admises qui légitiment politiquement, du fait que les opprimés vivent leur réalité et l’analysent donc mieux. Ces deux visions, à première vue opposées ont donné des pratiques brouillées, et la dénaturation des « politiques de l’identité » malgré la reconnaissance acquise des identités.
Une rencontre entre des militants de Black Lives Matter et Hillary Clinton en est un exemple. Deux militants ont reproché à Clinton son rôle dans des politiques sécuritaires, responsables des dégâts causés aux afro-américains. Leur objectif était de susciter un questionnement personnel sur ses responsabilités, sans poser de revendication, ils se dissocient des institutions politiques, en se distanciant du « problème blanc de violence ». Cela témoigne d’un élan visant à éloigner les dominés du politique, alors que le pouvoir dominant résulte de cette triste inaction. On a alors un moyen d’action qui se refuse à l’organisation revendicative, et qui préfère agir ponctuellement pour taquiner le pouvoir. On entrevoit là un concept de l’identité comme étant imposée en tant qu’un insigne de pouvoir, et d’une absence de pouvoir comme ligne politique portée.
Cependant, par le fait de chercher la visibilité et la reconnaissance de leur identité, cette vision est contraire à la deuxième approche, car l’identité est présentée sous le prisme émotionnel. Les militants de Black Lives Matter demandent à Clinton de réfléchir, pensant que la visibilité de leur oppression va l’atténuer. Cela s’inscrit dans la « culture du call out » au sein de laquelle on préfère remettre en question la place et l’ignorance des personnes oppressives, prises sous l’angle des relations interpersonnelles.

Pour la suite, après avoir vu la logique du néolibéralisme, on démontrera que l’individualisation née de ce dernier a remplacé les idées d’émancipations par une demande de visibilité et de déstigmatisation des dominés. On découvrira cela par le point de vue de « l’intersectionnalité » comme nouvelle facette des politiques de l’identité. La destruction de la lutte politique et les exigences de l’organisation collective ont construit un climat où le trauma individuel est l’unique point commun des dominés. Pour sortir de ce cadre, il nous faut reconsidérer les dynamiques de l’action politique revendicative, afin de percevoir la solidarité collective menée par les militants contre la solidarité structurelle des dominants.

I

Le néolibéralisme se fonde sur une économie de marché radicalement libre. L’avènement de celui-ci s’est fait par l’instauration de la compétition de marché. Ce système soutient la concurrence tout en faisant d’elle la base des rapports sociaux, la place comme valeur sociale et économique suprême de la société et s’oppose à toutes entraves à la concurrence. Raison pour laquelle les organisations de solidarité et de lutte se font démembrer, avec la complicité de l’Etat, ne gardant qu’un rôle de protecteur du marché et contre toute organisation contre lui.
En parallèle, après avoir façonné des individus égoïstes, on fusionne la société civile et le monde économique, reléguant les ouvriers à du « capital humain » se possédant eux-mêmes et responsables de leur propre valeur. Voir le néolibéralisme comme moule dans lequel on s’intègre est primordial pour comprendre la dépolitisation des politiques de l’identité. On voit l’oppression comme subjective et individuelle. Le langage privilégie les comportements individuels en exposant la différence. Malgré l’analyse systémique, le focus est mis sur les symptômes plutôt que sur la maladie et sa source. On se concentre sur l’ignorance qu’une grande partie de la société a des rapports de domination, en oubliant leur origine. Reléguant l’identité comme question morale et tente de politiser la souffrance.

II

Comme le néolibéralisme entretient l’ego-centrisme, cela impacte les choix pris par les politiques actuelles de l’identité. Les politiques de l’identité sont des mouvements d’émancipation de groupes sociaux dominés qui ont émergé post seconde guerre mondiale. L’identité était traitée comme un rapport politique à l’oppression.
Cependant, l’oubli fréquent des femmes noires de ces mouvements montre leurs expériences propres du racisme et du sexisme, car leur vécu du racisme n’est pas en tant qu’hommes noirs, et l’expression du patriarcat contre elles ne se fait pas comme sur les femmes blanches. Le terme d’identité politique vient du groupe afro-féministe Combahee River Collective, qui le définit comme étant l’identité propre des dominés autour de laquelle l’organisation se construit pour lutter radicalement contre leur oppression. Maintenant, l’intersectionnalité au sein des politiques de l’identité est une façon d’inclure les différences spécifiques de groupe (Comme le cas d’une femme noire, étant une femme, et une personne noire). Mais l’intersectionnalité a divergé des politiques menées par le Combahee River Collective.
Aujourd’hui, avec la perte d’intérêt pour les sources d’oppression, les politiques d’identité ont cessé d’être un moyen de lutte, et sont devenues une fin en soi via la recherche de reconnaissance des identités dominées. Ainsi, en théorie cela se traduit par le refus des conceptions uniformes et idéalistes de l’identité, alors qu’en pratique, cela a développé d’autres identités, sans remettre en cause l’essentialisme des catégories identitaires. On cherche donc à affirmer une identité sans la remettre en question.

III

L’intersectionnalité a été utilisée à l’origine pour décrire la spécificité des femmes noires marginalisées dans le monde du travail pour combler la non-prise en charge des différences au sein des identités politiques. Cela permet d’appréhender les identités comme étant liées entre elles. Les femmes noires subissent le racisme et le sexisme, et leur identité fait office de marque de domination, et le point de vue individuel se place en second plan.Aujourd’hui, Les identités sont coupées de leur construction historique et transformées en identités liées à la nature des individus, comme des traits de caractère. Il faut considérer les identités comme ayant plusieurs origines pour mieux analyser les fondements de notre société.
Aujourd’hui, les approches de l’identité sous la lecture intersectionnelle a séparé les identités et l’exploitation capitaliste et se concentrent sur les différences dans un groupe sans s’intéresser aux raisons de leur exclusion systémique. Tout ceci témoigne du conflit théorique des politiques de l’identité : voyant toujours l’identité comme imposée comme marque de domination et avec une idéologie d’impuissance politique. La cherche de la reconnaissance des identités s’éloigne de la volonté d’émancipation universelle, en accord avec le néo-libéralisme. On lit une analyse de la concurrence des oppressions où celles-ci seraient additionnables et interchangeables. Il devient alors difficile de créer de la solidarité entre opprimés qui se considèrent en concurrence, et où les victoires de luttes deviennent des cadeaux reçus.

IV

L’enchaînement aux oppression a fait perdre les ambitions émancipatrices. On cherche à présenter la détention de privilèges comme étant immorale et la souffrance comme une valeur sociale. Pour quoi faire ? Transférer la souffrance vers ses responsables sans remettre en question sa provenance, donnant des dynamiques vouées à l’absence d’impact politique.
Les politiques de l’identité sont un des résultats de la dépossession de soi causée par le capitalisme et a transformé celles-ci en de simples signes de distinction sociale. Pour en sortir, nous devons voir les identités comme le point de départ de formation des luttes plutôt que le but. Il faut se libérer des identités pour s’affranchir de la volonté de reconnaissance.
Ainsi, le néolibéralisme a sabordé les bases de la collectivité. En définissant l’identité à travers la souffrance psychique, ce manque peut être un terrain au commerce du développement personnel. L’analyse systémique est reléguée aux ressentis personnels en rendant la lutte contre les symptômes de domination la priorité.

V

Le capitalisme s’appuie sur la confrontation entre l’accumulation et légitimité. Avec sa capacité à s’adapter et répondre aux menaces, les oppositions par les politiques de l’identité se sont faites absorber par les exigences néo-libérales et individuelles. Elles sont devenues des éléments de l’extension capitaliste.
Au lieu de concevoir un système de classes permettant l’exploitation par le travail, on perçoit des classes reniées. On chute sur une analyse des oppressions comme étant un concentré de stigmatisations et de préjugés, les rendant naturelles. Le « classisme » en est un exemple : les pauvres souffrent à cause du comportement des riches, pas à cause de l’exploitation qu’ils subissent, et faisant des richesses un privilège. Plutôt que de mettre fin aux rapports de classes, le classisme met l’accent sur le ressenti : le sentiment d’infériorité par rapport à une classe aisée.
Bien que la souffrance doit mener à la révolte, les politiques actuelles de l’identité poussent au repli sur soi à la place de la remise en question des causes de l’oppression. Cette vision a donné la « théorie des privilèges », qui prétend que la révolte se fait sur la reconnaissance de la place de chacun au sein du système. L’action politique devient alors individuelle, remplaçant la solidarité entre opprimés par la culpabilisation des dominants, où l’action politique devient moralisme et auto-dénonciation. En se focalisant sur l’analyse de ses privilèges, on met l’accent sur le changement de soi à la place de celui de la société, l’indignation devient réflexion personnelle.
Visibiliser ce que la société invisibilise est nécessaire pour s’armer contre les expressions de domination vécues, et changer individuellement l’est tout autant dans une perspective collective. Mais comme la résistance est présentée comme combat individuel, la politique devient aussi une valeur morale, rendant le tout dépolitisant : les opprimés ne sont plus que des victimes de préjugés et comportements intériorisés.

VI

L’intersectionnalité et la théorie du privilège établissent aujourd’hui que l’expérience des oppressions est unique et spécifique à chaque identité. Le tout en lien avec la multiplication des établissement d’identités pour la recherche de reconnaissance. Par implication, le droit de s’exprimer sur une oppression est réservé aux personnes touchées par celles ci parce qu’elle est témoin de l’exclusion systémique. L’assemblage de ces pensées établit la vérité avec pour racine la souffrance. L’individu opprimé a donc la responsabilité individuelle de dévoiler les phénomènes d’exclusion sociale aux personnes privilégiées dont la perception systémique est restreinte.
C’est ainsi qu’on retrouve la rhétorique de « la parole aux concernés » et retire la possibilité de s’engager politiquement contre l’oppression. On ne peut plus prendre position selon une idéologie commune, par le fait de dépendre de cas spécifiques que sont les expériences. L’enjeu devient alors celui de comprendre une oppression. Par ailleurs l’oppression est maintenant confondue avec la lutte contre celle-ci : les femmes seraient féministes grâce à leur expériences de femmes. Or il existe des femmes opposées au féminisme.
L’évolution des identités échoue en supposant qu’être opprimé donne une vision extérieure du pouvoir, impliquant la clairvoyance des opprimés. Mais si on considère ce point de vue exact, on conserve la subjectivité propre à chacun. Il faut d’ailleurs faire attention à l’appropriation de la parole des dominés par les dominants car toutes les expériences sont biaisées par le pouvoir et que le pouvoir biaise l’expérience, donc être opprimé ne permet pas automatiquement de détenir la vérité.
La pensée libératrice voit donc le vécu comme marque de vérité. L’individualité prônée par le néo-libéralisme a influencé la démarche d’expression des expériences. En livrant son vécu, on révèle une part de soi originale, on s’ouvre à la concurrence afin d’affirmer son identité individuelle. Ce ne sont plus les traits de caractères qui expriment l’identité, mais la souffrance.

VII

Avec la division des identités et la destruction du fond politique d’émancipation, les fondations pour s’unir collectivement n’existent plus. Le partage des traumas permet de mettre les individus au même niveau et de s’associer sur la base de la souffrance. Se poser en victime rejette alors la responsabilité individuelle liée à leur oppression. Mais cette souffrance empêche d’imaginer une société différente, et la recherche de reconnaissance peut être vu comme moyen de pallier le manque d’organisation collective. Pensée collective devient alors une alliance de différentes positions d’individus.
Confondre identité et oppression conduit la souffrance à être une part entière de l’identité. Puis revendiquer l’impuissance marque le refus des dominés à pouvoir influencer et se défendre face à l’oppression. En se pensant comme une force indépendante du pouvoir et doté d’une vision pure des réalités, on perd toute probabilité de bouleversement radical et systémique. Reléguer les rapports de domination à des réflexions individuelles et échanges interpersonnels rend les dominants et leur domination économique, sociale et politique à l’abri de toute contestation. Sans étude historique et politique des dominations structurelles, celles-ci ne peuvent qu’être prises pour des symptômes individuels. On arrive alors à un discours de culpabilisation, réduisant ces problèmes à la moralité qui ne peuvent être résolus qu’avec une déconstruction personnelle, rendant le combat systémique vain.
La focalisation sur les pratiques individuelles est le résultat de la doctrine néo-libérale. Les constats politiques sont relégués à des anomalies personnelles. Les actions collectives écartées par l’absence d’impact des comportements individuels. Responsabiliser les dominants plutôt que les dominés équivaut alors à leur laisser le pouvoir. Comptant sur leur reconnaissance pour se libérer.

Conclusion

Pour sortir de ce cadre dépolitisant individuel, il faut reconsidérer l’importance du collectif politique en tant que chemin pour imaginer des horizons de vie nouveaux. Les identités sont vues comme des vécus communs de traumas imposés de l’extérieur. Sans nier la souffrance et ses séquelles, il ne faut pas qu’elles construisent les identités. Comment passons-nous d’une coalition de la souffrance à une compréhension commune de nos expériences, à une nouvelle perspective pour bâtir un nouveau monde ? Qui peut apparaître ? Comment les sujets peuvent-ils négocier leur désir de reconnaissance avec la nécessité de transformer ce que cela signifie que d’être reconnu ?
Comme toute identité est subjective, il nous faut une volonté émancipatrice générale qui nous libère des politiques de l’identité interpersonnelles. Pour cela il nous faut nous attaquer à l’exclusion de l’identité collective, en liant le groupe et l’individu d’une manière antagoniste au néo-libéralisme. Réinventer le collectif se fait par de nouvelles prises de position collective des individus, la perception du potentiel des futurs impacts atteignables.

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