Doucement mais sûrement, la liberté d’expression est en passe d’être réduite à peau de chagrin. De la loi anti-terrorisme de 2014 à la multiplication des procédures pour outrage ou provocation à la commission d’actes délictueux, les mots mènent de plus en plus en prison. Quant au droit de la presse, il est lui aussi attaqué par des procureurs nostalgiques des lois scélérates de la fin du XIXe siècle. Avec le procès du 29 juin 2015 contre une personne soupçonnée d’être directrice de publication du site d’information Iaata à Toulouse, on voit clairement s’affirmer le retour du délit d’opinion – contrairement aux grands discours sur la liberté d’expression de ces derniers temps.
Voici un communiqué écrit et signé par des journaux, revues et sites d’information indépendants, avant la discussion publique et la conférence de presse du lundi 22 juin 2015 à 19h30 au Zabar (116 Rue de Ménilmontant, 75020 Paris, Métro Ménilmontant ou Jourdain) [1].
C’est pour un article anonyme paru sur un site d’information indépendant (Iaata) qu’une personne passera en procès le 29 juin 2015 à Toulouse, risquant 5 ans d’emprisonnement et une lourde amende. Le texte incriminé par le parquet local donnait des conseils de résistance face à la violence des charges policières en manifestation (dont celui-ci : « À plusieurs, on peut rapidement mettre une voiture en travers de la route, voir l’enflammer »). Ces positions peuvent être discutées, et cette discussion fait partie du débat démocratique. Or le procureur en a décidé autrement, et a fait arrêter une personne soupçonnée d’être directrice de publication de Iaata, sur la maigre base d’anciennes traces numériques liant cette personne au site [2] (voir Annexe 1). Elle a été relâchée après une garde en vue, en attente de son jugement.
Sur le fondement de la loi sur la liberté de la presse de 1881, maintes fois modifiée depuis, il est reproché à cette personne d’avoir « directement provoqué à la commission d’atteintes à la vie, à l’intégrité de la personne et à la commission de destructions, dégradations et détériorations volontaires dangereuses pour les personnes ». Si la loi de 1881 était à l’époque considérée comme un progrès pour la liberté d’expression car elle protégeait un peu mieux de la censure, les lois dites « scélérates » de 1893-1894 supprimèrent quant à elles certaines garanties, et aggravèrent drastiquement les peines d’emprisonnement. Ces lois servirent à enfermer des anarchistes à tour de bras pour avoir émis publiquement des opinions contraires à celles du pouvoir en place. Et c’est via un alinéa toujours existant de l’article 24 de la loi de 1881 – « Cris et chants séditieux » – qu’on condamnait ceux qui chantaient la Marseillaise pendant la Restauration et l’Internationale pendant le régime de Vichy. C’est enfin sur la base d’un article de la loi scélérate du 12 décembre 1893 – toujours en vigueur aujourd’hui – qu’on peut encore mettre en détention provisoire une personne suspectée d’avoir tenu des propos provoquant ou faisant l’apologie de crimes et délits.
Aujourd’hui, si cette infraction de provocation et apologie de crimes et délits est sporadiquement mobilisée, ce n’est pas pour poursuivre ceux qui appellent à brûler des lieux de culte, ceux qui proposent de nettoyer une cité au kärcher, pas plus que les milices d’extrême droite proposant d’aller régler leur compte aux Zadistes de Sivens [3]. Cette loi ne semble servir aux procureurs et juges d’instruction que pour réprimer des propos de ras-le-bol face à la police.
Le 16 juin 2015, le site d’information Le Jura Libertaire était quant à lui condamné pour diffamation envers la police, qualifiée de « troupes d’assassins » dans un article sur le meurtre de Karim Boudouda en juillet 2010, commis par la Brigade anticriminalité (BAC) à la Villeneuve (Grenoble). Le verdict est tombé : une amende de 100 euros pour avoir employé le terme d’« assassins », qui sous-entend en droit une préméditation, jugée « inadaptée » à la situation. Est-ce à dire que « dispositif meurtrier » conviendrait mieux ? Soit. Pour les juges du droit de la Presse, si la police a parfois tort, ce n’est jamais au point de donner raison à un média libre.
Ainsi l’enjeu d’une telle attaque judiciaire n’est-elle pas d’empêcher que soient commises des atteintes à l’intégrité physique de personnes via des écrits publics – si tant est qu’imposer la censure à un média indépendant empêche quoi que ce soit. Il s’agit en revanche de réprimer toute critique consistante des forces de l’ordre. Et, plus spécifiquement dans cette affaire, d’intimider toutes celles et ceux qui proposent une contre-information, de briser les liens entre mouvement social et diffusion d’informations autonomes, bref, de bâillonner la presse indépendante qui, depuis quelques années, fait montre d’une vivacité et d’une utilité sociale grandissantes (voir Annexe 2).
Prenant le relai des Indymedias créés dans les années 1990, Iaata participe en effet d’un réseau de nouveaux médias sur Internet (Mutu), organisés en mutuelle, avec un principe de fonctionnement horizontal et de publication libre, ouverte au grand public. Sans système pyramidal, dans une volonté de prises de décisions collectives et en lien avec les mouvements sociaux, il serait bien malaisé d’en déterminer le chef, le directeur ou le responsable juridique à même de répondre aux accusations du ministère public. Et face à l’anesthésie des capacités de contre-pouvoir de la presse détenue par des grands groupes industriels et commerciaux (seuls quatre titres « nationaux d’information politique et générale » sont encore épargnés par cette mainmise [4]), il est bien légitime que s’expérimentent d’autres manières de fabriquer et de diffuser de l’information critique.
Pendant ce temps, à l’Assemblée nationale, les débats ne portent pas sur l’appui de telles initiatives pour préserver la liberté d’expression et la diversité des récits, mais plutôt sur les moyens d’améliorer la collusion entre police et médias de masse. C’est ce qu’on lit dans un rapport remis à l’Assemblée nationale en mai 2015 : « Journalistes et forces de l’ordre ont tout à la fois un intérêt commun et un devoir de travailler ensemble et, à tout le moins, de ne pas nuire à l’exercice du métier de l’autre. En effet, la transparence sur leur professionnalisme et sur l’attitude violente et/ou délictueuse de certains manifestants ne peut que servir les missions des forces mobiles et, si certains ont déploré devant la commission la diffusion de montages grossiers caricaturant l’action des forces de l’ordre à Sivens, elle était le fait des organes de communication “officielle” et monopolistique (sic) de la ZAD [5]. » Le rapport dont est issue cette proposition, contraire aux principes les plus élémentaires d’indépendance et d’équilibre des pouvoirs, et notamment de ceux issus de la société civile, fait suite à la mort d’un jeune homme, Rémi Fraisse, causée par le « dispositif meurtrier » des gendarmes mobiles sur le site de Sivens, où un barrage depuis désavoué par l’État était prévu par les caciques locaux.
Or c’est bien dans ce contexte qu’il faut analyser l’enquête visant le supposé directeur de publication de Iaata par le parquet de Toulouse. En effet, depuis le meurtre de Rémi Fraisse en octobre 2014, de nombreuses manifestations réclamant justice ont eu lieu un peu partout en France, et notamment à Toulouse, métropole la plus proche. Bilan (provisoire) : 69 arrestations, 40 procès, des dizaines de milliers d’euros d’amende, des mois de prison avec sursis, 9 personnes écrouées, et des procédures toujours en cours. Ces manifestations sévèrement réprimées n’ont pratiquement pas été couvertes par les grands médias. Rappelons également que la mort de Rémi Fraisse à Sivens accompagne celle de dizaines de personnes du fait des forces de police chaque année (voir Annexe 3).
Tel est donc le cadre de ce procès contre la presse indépendante : les mesures de maintien de l’ordre sont aujourd’hui de réels dispositifs de guerre civile : armures high-tech portées par les policiers, armes entraînant la mort et la mutilation (flashballs, tasers, grenades, etc.), arrestations massives et systématiques… Rappelons enfin que les manifestations sont de plus en plus bridées et encadrées, au point de reléguer le droit de se rassembler à une liberté sous conditions : du service minimum qui affaiblit le droit de grève aux interdictions de manifester contre les violences policières [6] jusqu’à la proposition (dans le rapport précité) d’arrêter des suspects avant même qu’ils aient eu l’idée de la moindre infraction – et de leur interdire a priori toute participation aux manifestations [7].
Par ailleurs, le nombre de procès pour outrage et rébellion à agents a littéralement explosé ces dernières années : sachant pertinemment que leur parole vaut plus que celle de leurs interpellés devant un tribunal et que ce genre de procédures est un bon moyen d’arrondir leurs fins de mois, les policiers n’hésitent plus à retourner la moindre tentative de se protéger de leurs coups en poursuites judiciaires (les condamnations pour « outrages, rébellion et autres atteintes à l’ordre administratif et judiciaire » ont augmenté de 74% en 20 ans, passant de 15 090 en 1990 à 26 299 en 2009) [8].
Depuis plus d’une dizaine d’années, les politiques se sont également fait la main en exigeant la condamnation de nombreux artistes de rap « issus de l’immigration » (dixit le député UMP Michel Raison) – NTM, La Rumeur, Ministère A.M.E.R., Monsieur R., etc. – pour des « paroles agressives à l’encontre des autorités ou insultantes pour les forces de l’ordre et les symboles de notre République » (Nathalie Goulet, sénatrice centriste). Malgré de longues procédures judiciaires, peu de sanctions sont tombées, mais cela a permis d’alimenter la propagande de la peur selon laquelle « le message de violence de ces rappeurs reçu par des jeunes déracinés, déculturés, peut légitimer chez eux l’incivilité, au pire le terrorisme » (Didier Grosdidier, député UMP).
Bref, un bâillon généralisé se met en place en France, qui ne se limite pas à ces cas, mais s’inscrit dans une logique générale de prévention des critiques portant sur un pouvoir de plus en plus policier. Ainsi la loi du 13 novembre 2014 sur le terrorisme porte-t-elle gravement atteinte à la liberté d’expression en intégrant également les délits de provocation et d’apologie du terrorisme au Code pénal. Cette simple modification de procédure a de lourdes conséquences : elle prive des garanties de la loi de 1881 les personnes dont les mots, les pensées sont considérés par des procureurs inflexibles comme « provoquant ou faisant l’apologie du terrorisme » avec toute l’imprécision que recouvre la définition de tels actes : « une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». En permettant d’utiliser la procédure de comparution immédiate dans ces cas, cette loi augmente considérablement le risque d’emprisonnement.
À cela s’ajoute la loi sur le renseignement, en passe d’être votée le 16 juin 2015, qui légalisera la surveillance généralisée et a priori des collectifs qui s’opposent aux politiques du gouvernement, ou pour citer Bernard Cazeneuve, ministre socialiste de l’Intérieur « des mouvements qui en raison des actions qu’ils déclenchent peuvent se trouver à l’origine de violences pouvant porter atteinte aux principes fondamentaux de la République [9]. » L’idéologie est la même : on ne s’attaque pas aux groupes ayant commis des infractions, mais à ceux qui « peuvent se trouver à l’origine » de tels faits. La boucle est bouclée : un simple soupçon permet de punir.
À quelles autres formes d’expression s’étendra cette criminalisation de propos publics ? Quand on ne pourra plus dire, en fera-t-on moins ? En 2015, après s’être gargarisée de la liberté d’expression en étant Charlie, la France emprisonne pour des mots. De nombreuses condamnations sont tombées depuis le 7 janvier, pour l’exemple, à l’encontre de pauvres hères ayant déclaré « Je ne suis pas Charlie », ou équivalent. Au lieu de discussions et de pédagogie, de nombreux établissements scolaires ont fait appel aux forces de l’ordre pour ramener au poste des gamins ayant refusé la minute de silence après le massacre contre l’équipe de Charlie Hebdo. Pas à pas, la « République » remet donc le délit d’opinion en vigueur et se dote d’un arsenal juridique qui n’a d’équivalent que celui de sa police.
Faire taire au lieu de comprendre et d’agir, intimider celles et ceux qui veulent redonner un sens à la presse libre, réprimer celles et ceux qui luttent pour davantage de justice sociale, masquer les crimes policiers par la censure : autant de manifestations d’un pouvoir d’État qui oublie qu’ainsi il ne fait que renforcer la colère et les solidarités contre son arbitraire. Aussi appelons-nous à nous réunir en préparation du procès du 29 juin 2015, à aiguiser nos résistances et, face à cette gestion policière des désordres sociaux produits par une politique entièrement fondée sur le maintien de l’ordre, à nous moquer de leur panique autoritaire.
Premiers signataires : Jef Klak, Revue Z, Article 11, Paris-luttes.info, CQFD, La lettre à Lulu, La Rotative, Éditions Libertalia, Le Jura Libertaire, Le collectif Bon pied Bon œil, La Brique, Rebellyon.info, l’Utopik, Brest-info... (19 juin 2015)
NB : Les signataires se joignent à l’invitation de plusieurs associations et organisations politiques (Ligue des droits de l’homme, Syndicat de la magistrature, Syndicat des avocats de France, Syndicat national des journalistes, Quadrature du Net, Confédération paysanne, Sud Solidaires, Parti de gauche, Fédération anarchiste et Alternative libertaire...) pour un banquet et une assemblée populaire le dimanche 21 juin à midi devant le siège de la Direction générale des services intérieurs (DGSI, ex-DCRI) à Levallois-Perret (92).
ANNEXE 1
A/ L’article incriminé-
« 21 février : Lapins de Garenne, acte 2 »
B/ Les articles parus depuis dans les médias indépendants
« Face à la répression, l’information est une arme : soutien à IAATA.info » (Paris-Lutte.Info)
« Censure et répression à Toulouse, Iaata.info sur le grill » (Iaata)
« Menacé de prison pour avoir relayé sur Internet des conseils en manif » (Atelier des médias libres)
ANNEXE 2
Citons les collectifs d’animation et de modération de Rebellyon, Paris-Luttes.info, Brest-Info, Renverse.ch, la Rotative, Reims médias libres, IAATA. Et Rennes Info, le Jura libertaire, Article 11, Soyons sauvages, Espoir Chiapas, Collectif Bon pied bon oeil, Atelier médias libres, Courant Alternatif, Éditions Acratie, Panthères enragées, Primitivi, Éditions Albache, Jef Klak, Le Numéro Zéro, La Brique, La Lettre à Lulu, Révolte numérique, Radio Zinzine, zad.nadir.org, Contre-faits, Collectif Ciné 2000, L’actu des luttes (radio Fréquence Paris Plurielle), Journal Résister (Nancy), Revue Lutopik, Le collectif Contre Les Abus Policiers - C.L.A.P33, L’Orchestre Poétique d’Avant-garde O.P.A., L’Envolée, Lundi Matin, Radio Canut, Lignes de force, Demain le Grand Soir, Archyves,Revue Z, Le Canard sauvage, Indymedia Nantes, Hors Sol, Confusionnisme.info, Mille Babords, Iacam, La Gazette de Gouzy, Le Monde Libertaire, Regarde à Vue, Canal Sud, La Horde, Radio La Locale (Ariège), le collectif de Infoaut, Éditions Entremonde, Éditions Libertalia, Acrimed, Antifa-net, Les Morback Vénères, CQFD journal, Indymedia Lille
ANNEXE 3
Voir « Homicides, accidents, “malaises”, légitime défense : 50 ans de morts par la police »,par Ivan du Roy et Ludo Simbille, 13 mars 2014, Basta !
Récemment, Amadou Koumé à Paris, Abdelhak Gorafia à Roissy, Pierre Cayet à Saint-Denis, Abdoulaye Camara au Havre, Morad à Marseille, Houcine Bouras à Colmar, Bilal Nzohabonayo à Tours, Rémi Fraisse sur la ZAD de Sivens, Timothée Lake à Toulouse, Pierre-Eliot Zighem à Tourcoing sont morts entre les mains de la police, sans compter les nombreuses et nombreux mutilé-e-s et blessé-e-s par les armes policières.
Voir les sites de Quartiers libres et d’Angles morts, ainsi que la foule de Comités Vérité et justice qui ont éclos ces dernières années.
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