Prendre le titre de cet article comme vérité pourrait sembler hâtif. Et pourtant, c’est à peu de choses près ce que l’Europe, en pleine contradiction (ou pas ?), vient de faire.
Le président-dictateur turc Erdoğan, a beau être près à toutes les horreurs pour asseoir définitivement son pouvoir, il n’en est pas moins malin. Il a bien manœuvrer l’été dernier. En ouvrant les vannes des syriens et irakiens réfugiés en Turquie vers l’Europe, il a mis une pression phénoménale sur cette dernière. L’Union Européenne, prise de panique, a cédé à toutes les exigences de l’État turc. Non seulement elle a décidé de se cacher dans un silence assourdissant quant aux pratiques fascistes du régime turc, aux massacres qu’il perpètre et au climat de terreur qu’il instaure au Kurdistan. Mais l’Europe a également pris la décision de donner 3 milliards d’euros à la Turquie pour externaliser sa politique migratoire, c’est-à-dire pour que l’État turc garde les réfugiés dans ses frontières.
Il faudrait être vraiment stupide pour croire que ces 3 milliards seront utilisés à ces fins. Et ici, en Turquie et au Kurdistan, personne n’y croit : tout le monde sait que la plus grande partie du magot ira directement dans la poche du dictateur pour armer toujours plus ses flics et ses militaires dans leur guerre aux opposants et au mouvement kurde. Chacun sait aussi que les institutions, répressives notamment, sont de plus en plus pénétrées par Daech. Ces 3 milliards ne sont qu’un chèque en blanc au régie fasciste et à l’esprit de Daech en Turquie…
Ci-dessous, 4 personnes différentes – deux à Diyarbakır et deux à Istanbul – ont répondu aux deux petites questions que nous leur avons posées sur le sujet….
Que penses-tu des 3 milliards d’euros qui ont été donné par l’Union européenne à la Turquie ?
Berfin : Je pense qu’Erdoğan a bien joué son coup. Il a bien compris quelle était la grosse peur de l’Union Européenne au-delà de tout : qu’ils étaient près à tout sacrifier à cause de la « crise des migrants ». Cet argent est censé servir à construire des camps ou à subvenir aux besoins des réfugiés en Turquie. Ce à quoi je ne crois pas du tout. On sait à peu près bien dans quelles conditions survivent les réfugiés, syriens notamment, en Turquie : ils n’ont aucun droit au niveau juridique. Et la Turquie fait des effets d’annonce comme quoi ils vont scolariser les enfants par exemple. Mais ce que l’on sait c’est que la Turquie va se servir des réfugiés comme d’une « armée de réserve » au niveau économique. Et je pense que cet argent va servir à Erdoğan à s’acheter une impunité, et que personne ne pourra jamais l’emmerder sur tout ce qu’il va pouvoir faire. Et là ce n’est pas une question d’argent. C’est plus le fait d’avoir donné la promesse de garder les réfugiés dans ses frontières. Par ailleurs, il y a un rapport d’Amnesty International, sorti il y a peu et que d’autres sources pourront corroborer, qui dit que la Turquie renverrait très régulièrement des réfugiés dans leurs pays. Notamment en Afghanistan par exemple, mais aussi en Irak et en Syrie. Cela montre aussi qu’il n’y a pas grand chose à attendre de l’Union Européenne, car elle est prète à tout sacrifier, ces pseudos valeurs etc., pour que les migrants ne viennent pas. Et pour moi, c’est enfin une caution claire à tout ce que peut faire Erdoğan, notamment contre les kurdes et tous les gens qui luttent dans ce pays. Et je suis quasiment sûre que cet argent va aller directement dans ses poches à lui et dans celles de ses potes. Il ne va pas servir aux réels besoins des gens…
Baran : C’est le théoricien russe Alexandre Dugin qui a lancé cette question de l’arrivée massive des migrants. C’est le conseiller de Poutine. Sa théorie est à peu près celle-ci : « Tous les pays du Tiers Monde, de l’Afrique et du Moyen-Orient, vivent des guerres depuis des années. Si personne n’arrête et ne s’occupe des djihadistes, alors les migrants seront nombreux à venir en Europe. » C’est évident que lorsqu’il dit ça, il le dit pour les intérêts russes, c’est important de le rappeler. Mais selon moi, l’idée de l’AKP d’utiliser les migrants contre l’Union européenne vient de ces groupes russes vivant en Turquie. Ces groupes voient Dugin comme un prophète. L’Amérique et l’Europe sont impérialistes, alors que la Russie, la Chine et la Corée sont anti-impérialistes, mais comme chacun sait, il n’y a aucune différence entre les uns et les autres. Ils ont donc donné cette idée à l’État turc et ils ont ouvert les portes aux migrants pour qu’ils aillent en Europe.
Et maintenant il y a 3 milliards d’euros en jeu, donnés à la Turquie. On le sait tous très bien, il n’y a pas de morale en politique. Ils font tous comme ça les arrange. Et en Europe, les politiciens ne sont pas différents des nôtres, ils n’ont aucune morale non plus. S’ils avaient révélé certains rapports avant les élections législatives en Turquie, l’AKP ne serait peut-être pas au pouvoir aujourd’hui. Mais ces rapports n’ont volontairement pas été diffusés pour que l’AKP arrive au pouvoir. On voit encore là les intérêts des politiciens. Du coup la Turquie a ouvert les frontières et a réussi à bien faire peur à l’opinion publique en Europe. Et a récupéré les 3 milliards d’euros. Mais je pense aussi que les politiciens européens utilisent cet argent de façon hypocrite. C’est une tactique que pratiquent de nombreux États, s’utiliser les uns les autres, tout en gardant en cas de besoin un bâton derrière soi pour frapper dans les moments difficiles. On pense donc que l’Europe profite de la Turquie, et vice-versa. J’aimerais aussi préciser que si la route du Rojava, en direction de Cerablus, n’est pas fermée, les djihadistes de Daech continueront de circuler librement et de faire des actions comme il y en a eu à Paris en novembre. C’est pour ces raisons-là qu’il faut vaincre Daech. Et en ce moment, ceux qui combattent le mieux Daech ce sont les kurdes, ils ont besoin du plus grand soutien.
Vous allez peut-être me demander pour quelle raison. Et bien, sur les territoires contrôlés par les YPG, la circulation se fait de manière sécurisée. Toutes les semaines, des milliers de personnes peuvent retourner à Kobanê ou à Cezîre. Et l’État turc ne veut pas ça. Il n’ouvre ses frontières qu’une fois par semaine, et l’autorisation de circuler se fait le mercredi. Donc on comprend bien en quoi les migrants restent la meilleure arme pour la Turquie face à l’Europe. Et que se passe-t-il si du soutien est apporté aux YPG et à la « guérilla internationale syrienne » ? Si chaque territoire devient plus sûr et que des territoires sont récupérés des mains de Daech et des organisations d’Al Qaïda ? Les gens vont revenir ici. Et le régime d’Al Assad fait fuir aussi les habitants vers l’Europe, car, en plus de la guerre, il y a un réel souci économique. Et si eux aussi reviennent dans leurs villes et dans leurs villages ? L’Europe ne pourrait plus jouer sur ce chantage.
Firat : L’Europe dit très clairement à peu de choses près, quelque chose comme ça : « que les réfugiés restent en Turquie, qu’ils ne viennent pas en Europe, qu’ils ne viennent pas nous faire chier en Europe. Nous avons beau avoir détruit leurs vies, et les avoir obligés, en conséquence, à migrer, mais qu’ils ne viennent pas en Europe, qu’ils restent en Turquie. » Et à Erdogan : « On vous donne l’argent pour construire des camps, et gardez les ! »
En Turquie, les réfugiés n’ont pas de statut juridique, et sans parler même de parler droits, ils sont dans un vide juridique. Cette absence de statut les force à vivre une vie totalement précaire. Alors que dans le pays dont ils viennent, ils avaient un statut, une occupation, une vie. Mais en Turquie ils n’ont absolument aucun droit, aucune garantie. Tout le monde peut les bousculer, les pousser et mal se comporter avec eux : les considérer comme inférieurs. Un jour par exemple, je sortais de la bibliothèque, et une femme faisait la manche devant : un homme avec une carriole l’a quasiment écrasée sans même s’excuser car il la considérait avec mépris, comme une moins que rien. Cet exemple montre la manière dont ils sont poussés au quotidien à être hors de toutes considérations. En Turquie, il n’y a aucune loi qui reconnaît un quelconque statut pour les migrants. Ils ont droit aux soins de santé gratuits mais quand ils vont dans les hôpitaux, ils sont utilisés comme cobayes avec des tests médicamenteux réalisés sur eux. Ils sont également évidemment utilisés comme force de travail peu chère. Ils se font tous exploiter comme jamais. Et tout le monde les exploite, les AKPistes autant que les personnes dites « de gauche ».
Cet argent donné par l’Union Européenne n’est pas utilisé pour les migrants. Quand on regarde les dépenses du gouvernement ces derniers temps, le plus gros poste de dépense c’est la défense. Et quand on voit la guerre en cours, on voit très bien dans quel secteur sont faites les dépenses : les armes et les militaires. Ou plutôt contre qui ces dépenses sont utilisées. Chaque centime qui est donné par l’Union Européenne à l’État turc retombe sur les Kurdes sous la forme de bombes et de balles. Peut-être qu’un seul pourcent est utilisé pour les réfugiés…
Amet : Le PKK est une organisation qui a toujours dérangé et posé souci à la Turquie. Et le PKK lutte contre le pouvoir et le capitalisme, on peut lire tout ça dans les livres de notre leader. Le capitalisme s’est formé sur un système patriarcal, qui ne laisse pas de place aux femmes. Donc ça ne me surprend pas que des pouvoirs européens capitalistes soutiennent un pays qui leur ressemble. Entre eux, ils se soutiennent. Nous ne sommes pas étonné. Le seul à lutter contre Daech et le système capitaliste, en ce moment, c’est le peuple kurde. Et le cœur du capitalisme c’est l’Europe. C’est comme « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », c’est la même chose ici. L’Union européenne soutient et n’arrêtera pas de soutenir la Turquie.
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