Sommaire
- Question de point de vue
- Les mots sont importants
- L’antispécisme : une philosophie profondément utilitariste
- « Antispécisme : une perspective révolutionnaire », vraiment ?
- L’élevage industriel est un oxymore
- L’éternel Treblinka
- Éloge antispéciste de la modernité
- De la domination antispéciste
- Leur rêve, notre cauchemar
Dans les milieux militants, il ne se trouve plus grand monde [1] pour contester que les femmes sont les mieux placées pour parler du sexisme, les racisé.es du racisme, les LGBT de l’homophobie et de la transphobie, et ainsi de suite. Étonnamment, cet honorable principe de la « premier.e concerné.e » semble s’être arrêté à la porte de l’antispécisme.
On objectera : les animaux ne savent pas parler. Oui mais : 1) Est-ce une raison pour parler à leur place ? 2) Est-ce une raison pour laisser parler à leur place des habitant.es des métropoles ? 3) Les animaux savent parler.
Les animaux savent parler et, si l’on ne leur a jamais demandé de se positionner sur la question de la libération animale, encore faut-il les comprendre sur le reste. Il existe des humain.es qui en sont capables, et pour cause, iels vivent et travaillent avec eux : ce sont les éleveur.ses.
Pour nombre de penseur.ses de l’antispécisme, donner la parole aux éleveur.ses pour parler des animaux n’a pas plus de sens que d’écouter ce qu’ont à dire les esclavagistes de leurs esclaves.
Détester les éleveur.ses, et donc le monde paysan dont iels sont une composante indissociable, est un droit. Après tout, l’homme parvenu à la modernité des villes s’est toujours appliqué à couvrir de tout son mépris le monde rural auquel il était parvenu à s’arracher. Rien de nouveau, donc, sous le soleil, mais une attitude qui, quand elle émane d’ami.es anarchistes appelant à en-finir-avec-toutes-les-oppressions-qu’elles-soient-culturelles-raciales-ou-sexistes, ne peut qu’interroger [2]. Les éleveur.ses ont une subjectivité et il se pourrait qu’elle soit, elle aussi, à prendre en compte.
Question de point de vue
Les éleveurs ont un rapport moral avec leurs animaux en dépit du fait qu’ils conduisent in fine leurs bêtes à l’abattoir. La relation de travail avec les animaux est fondée sur des valeurs individuelles et collectives. La première de ces valeurs, pour les éleveurs, est le respect et la reconnaissance qui sont dus aux animaux. Le concept de "libération animale" est fondé sur une méconnaissance profonde de la relation de travail avec les animaux et donc sur des représentations simplistes de la domestication – confondue avec le rapport de domesticité – de l’élevage et de l’alimentation carnée. Les philosophes et les défenseurs de la "libération animale", en effet, ne connaissent pas l’élevage. Ils parlent au nom des animaux. Ils n’ont pourtant reçu aucun mandat de la part de ces derniers, et, pour la plupart, ils ne les ont même jamais rencontrés. Leur compréhension de l’élevage est bloquée par la confusion qu’ils font avec les systèmes industriels et par une représentation faussée de la relation de travail aux animaux. La "libération animale" repose sur un mythe, celui précisément de la "libération", et sur un déni des différences entre élevage et productions animales. Toute relation aux animaux est pensée comme un rapport de domination qu’il faudrait rompre, c’est pourquoi une partie du mouvement de la ’libération animale’ prétend se rattacher à un courant libertaire. Cependant, cette espérance libératrice est une illusion. La ’libération animale’, au contraire, sert les intérêts de l’agroalimentaire industriel et agit contre l’intérêt premier des animaux, qui est d’exister.
– Jocelyne Porcher, « Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIe siècle ».
Un type assez drôle (je crois que c’était Rousseau) a dit un jour : un.e parisien.ne n’ayant jamais voyagé et n’ayant reçu aucune instruction pourrait aisément penser que la nature ressemble aux jardins des tuileries.
Un.e habitant.e de la métropole, coupé.e depuis sa naissance de tout rapport à la terre et aux animaux, qui évolue dans un milieu capitaliste basé sur l’exploitation des ressources tant humaines que naturelles, sera logiquement conduit à penser l’élevage comme un système de production parmi d’autres, et à l’analyser à la suite avec ses outils théoriques habituels : l’intérêt dirige le monde, les exploitant.es exploitent, et on pendra le dernier éleveur avec les tripes du dernier juge. Seulement voilà ; l’élevage est né il y a 10 000 ans et ne rentre dans les catégories propres au capitalisme qu’au prix d’une prodigieuse manipulation intellectuelle.
L’esclavagiste ne semble pas s’attacher à ses esclaves, si ce n’est à leur valeur marchande. Et tant qu’il y aura des ouvrier.es sur le marché du travail, les salarié.es du BTP peuvent bien crever sur les chantiers. Alors pourquoi les éleveur.ses continuent d’affirmer, envers et contre tout, qu’iels aiment leurs animaux ? Comme le dit si bien l’illustre Aymeric Caron : « certains éleveurs donnent des noms à leurs animaux, comme s’il s’agissait de leurs enfants... mais enverrait-on ses enfants à l’abattoir ? »
Les mots sont importants
Les études sociologiques disent : les éleveur.ses font de l’élevage dans le but de vivre avec les animaux. Mais avait-on vraiment besoin des sociologues pour savoir qu’on n’élève pas des brebis par amour de l’argent ?
Les éleveuses aiment leurs animaux, et il n’y aurait pas d’élevage autrement. Cette affirmation a de quoi faire rire tout.e métropolitain.e sûre de sa modernité, construite en opposition consciente ou non à la barbarie rurale. Lui sait aimer les animaux, il n’y à qu’à voir comment iel traite son chat !
Quoique éleveurs et possesseurs d’animaux familiers semblent penser leur relation aux animaux dans des champs très différents, il n’y a, me semble-t-il, qu’une seule véritable différence entre eux : c’est la place de la mort dans la relation. (…) J’ai élevé des brebis et, de leur participation au travail, j’ai tiré un revenu qui me permettait de vivre avec elles, de goûter leur présence, de partager leur joie de vivre, de baigner dans l’odeur douce de leur laine. Je les ai nommées, identifiées, vaccinées. Comme la majorité des éleveurs, je les ai soignées quand elles étaient malades. J’ai veillé à leur bien-être en paillant journellement la bergerie, en vérifiant la distribution d’eau. Je les ai menées chaque jour au pâturage et j’ai adoré marcher en leur compagnie. Je leur ai parlé, je les ai engueulées, je les ai écoutées. J’ai orienté leur reproduction. J’ai tué et vendu les agneaux auxquels les brebis ont donné naissance, et c’est ainsi qu’a pu durer la relation.
Aujourd’hui, je vis à Paris. Je n’ai plus de brebis, mais une petite chienne. Je l’ai nommée, identifiée, vaccinée, stérilisée. (…) Mon revenu ne dépend pas de sa collaboration à mon travail, et c’est pourquoi la mort n’est pas un partenaire obligé de notre relation. [3]
Mais c’est faire un faux procès aux antispécistes qui dans leur majorité ont l’honnêteté d’aller jusqu’au bout de leur éthique en ne condamnant pas simplement la consommation d’animaux mais aussi leur domestication sous la forme d’animaux de compagnie. C’est là tout leur paradoxe : n’avançant aucun moyen matériel ou politique de vivre à égalité avec les animaux, les antispécistes proposent d’en débarrasser purement et simplement la société humaine.
Les mots sont importants, et celleux qui ont compris leur pouvoir auront toujours une longueur d’avance. Les théoricien.nes de l’antispécisme imposent les termes d’un débat moral, sémiologique, abstrait, nous y enferment puis nous somment de nous y positionner – et comment ne pas faire le rapprochement avec « l’antiracialisme » ? [4] La question de savoir si l’humain.e et supérieur aux non-humain.es est étrangère à celleux qui se soucient au quotidien des animaux et de leur bien-être – c’est à dire plutôt les pieds dans la boue que derrière un infokiosque. Et pourtant, certain.es se sont senti.es plus fort.es en décidant qu’il devait y avoir là une ligne de fracture, et que cette ligne partagerait le monde entre obscurantistes d’un côté et Lumières de l’autre.
Le rapport entre un éleveur et ses bêtes est aussi égalitaire que celui qui lie un.e habitant.e de la métropole à sa chienne. Il ne l’est pas. Et il n’a jamais prétendu l’être. L’éleveur.se, comme l’habitant.e de la métropole, a un pouvoir de vie et de mort sur ses bêtes, ce qui ne saurait donner lieu à autre chose qu’une relation asymétrique. Les antispécistes dont la cohérence est une préoccupation en déduisent qu’il est immoral de posséder un animal de compagnie. La question de l’égalité entre humain.es et non-humain.es peut donc être posée – quelle question ne peut pas l’être ? – mais en quoi devrait-elle intéresser celleux qui ont pour projet de continuer à vivre avec les animaux ?
L’antispécisme : une philosophie profondément utilitariste
Depuis ses origines, l’antispécisme ne conçoit pas les relations entre animaux humains et non-humains autrement qu’à travers le prisme de l’intérêt [5] , et c’est la raison pour laquelle il est entièrement imperméable à la subjectivité et au discours des éleveur.ses, qui elleux ne sont pas dans un rapport instrumental avec leurs animaux. Le travail relève de plusieurs rationalités (économique, identitaire, relationnelle, axiologique). Tout indique que l’élevage, compris comme un rapport historique de travail avec les animaux, relève d’abord de la rationalité relationnelle [6]. La majorité des éleveur.ses, celleux qui ont choisi ce métier, travaillent avec les animaux pour vivre avec eux. C’est pour cette raison qu’iels trouvent aux ânes en Europe ou aux éléphants en Asie une autre fonction, voire un autre métier au fur et à mesure que la mécanisation du monde les rend caduques.
Cet aveuglement ne tient pas au hasard : le mouvement de libération animale, bien qu’il se soit diversifié depuis, a été fondé par le philosophe Peter Singer (1975), fortement influencé lui-même par Jeremy Bentham, un philosophe libéral à qui l’on doit le courant utilitariste dans les sciences sociales [7] (... ainsi que l’invention du panopticon, étudié par Michel Foucault dans « Surveiller et Punir »).
Depuis, Singer vend ses services à McDo dans le but d’améliorer le sort des animaux dans les usines de viande, et ses disciples continuent d’ignorer sciemment tout ce que la relation aux animaux peut comporter d’affect et de sens là où précisément elle n’a pas encore été industrialisée, et donc tuée dans le même mouvement – ce qui, de leur point de vue, constitue peut-être déjà une certaine victoire.
Y a-t-il plus antispéciste que les nombreux.ses chercheur.euses qui travaillent dans le champ du bien-être animal en étudiant les « préférences » des animaux ? Dans un rapport intitulé « Bien-être animal : les moyens de répondre à la demande sociale de protection animale », des participant.es aux « Journées de la Recherche porcine » préviennent : « A l’avenir, il sera indispensable de définir plus précisément les capacités émotionnelles des animaux pour mieux apprécier leurs exigences de bien-être dans les conditions d’élevage ».
« Antispécisme : une perspective révolutionnaire », vraiment ?
A part pour le confondre avec la production animale, l’antispécisme ne s’intéresse pas à l’élevage. Dans un texte fort révélateur publié récemment sur Brest.mediaslibres (« Antispécisme : une perspective révolutionnaire »), on ne trouve qu’une seule occurrence du terme « élevage » (sur deux mille mots). Et elle se trouve entre parenthèses.
La préoccupation pour le bien être de jeunes cochons peut ne rien impliquer d’autre que des les laisser vivre en compagnie d’autres cochons dans un endroit où il y a une nourriture suffisante et de l’espace pour se déplacer librement (donc hors d’une logique d’élevage).
Non sans une certaine dose de violence, cette phrase nie ce en quoi précisément consiste l’élevage, en l’assimilant à la production industrielle de viande. Deux réalités qui ont à peu près autant à voir entre elles que le jardinage et Monsanto.
A l’heure où la quasi-totalité de la viande consommée est produite industriellement, la confusion peut paraître anecdotique. Et pourtant, elle est lourde de conséquences. Non seulement parce qu’il reste 1,3 milliard d’éleveurs dans le monde (est-il utile de préciser qu’iels ne font pas partie des humain.es les plus riches de cette planète ?), et que le discours qui consiste à faire comme s’iels n’existaient pas est immonde. Mais aussi parce que ne pas opérer de distinction entre élevage et système industriel, c’est faire l’économie d’une critique politique indispensable et rester sur le confortable terrain de la morale. Si le mot « élevage » n’est cité qu’une fois dans ce texte, le mot « industrie » ou « industriel », lui, ne l’est tout simplement pas. Le mot « capitalisme », utilisé trois fois, a valeur de synonyme des mots « sexisme » et « racisme » dont il est systématiquement entouré.
L’élevage industriel est un oxymore
Dans les porcheries industrielles, c’est à dire dans celles où l’on ne laisse pas « vivre les cochons en compagnie d’autres cochons avec de l’espace suffisant pour se déplacer librement », les truies n’ont pas de nom, ce sont des « unités », la viande, du « minerai », et tout le monde sait bien que pour y travailler, mieux vaut ne pas aimer les animaux. A force de croisements, une truie donne entre 18 et 20 porcelets, plus de 30 pour les meilleures. Parce qu’ils ne seront pas tous aussi productifs, des salarié.es payé.es un peu plus que le SMIC en tueront une partie par « cloisonthérapie », c’est à dire en cognant leur tête contre un mur. Tout animal ayant « décroché » de sa courbe, c’est à dire dont la productivité ne suit pas la croissance qu’un industriel est en droit (croit-il) d’en attendre, est « réformé ». Les animaux malades sont abattus et non guéris. Pour diminuer la rotation de l’emploi des salarié.es (turn-over), les porcheries installent des caissons à CO2 pour y asphyxier les truies. Loin de l’élevage qui consiste à cultiver la vie dans une relation que seule la mort des animaux rend possible, l’industrie produit la mort, et c’est bien tout ce qu’elle sait faire.
Mais comment un mouvement dont le programme est de porter une égale considération à la souffrance humaine et non-humaine peut-il à ce point ignorer celle des travailleur.euses de l’industrie de la viande ? Animaux et humain.es partagent les même conditions de travail dans les usines de production animale, et si l’un rentre chez lui le soir et l’autre non, il faudrait être aveugle pour y voir des gagnant.es et des perdant.es, ou plutôt pour n’y voir que ça.
Les principes fordistes appliqués à la production de viande (division du travail, rationalisation des tâches), c’est, comme dans les Côtes-d’Armor dans le plus gros abattoir porcin de France, un.e employé.e qui tue une truie toutes les cinq secondes, 700 fois par heure, 50 000 fois par semaine.
Quarante minutes. C’est le temps qu’il aura fallu au cochon pour entrer vivant dans l’abattoir et en ressortir en deux moitiés de carcasse parfaitement nettoyées, prêtes à être réfrigérées. Entre-temps, la bête a été étourdie par trois électrodes, saignée, suspendue à des crochets par les pattes arrière, plongée cinq minutes dans une eau à 60 °C pour ramollir la peau – l’échaudage –, épilée, puis flambée dans d’immenses fours qui lui brûlent les poils restants. Viennent ensuite l’ouverture de l’abdomen, l’éviscération, la découpe de l’anus, la séparation de la tête, le tranchage vertical, le retrait de la panne et enfin les contrôles et la pesée. Une cinquantaine d’opérations au total, pour passer du cochon au porc.
– Audrey Garric, Enquête chez les forçats des abattoirs, Le Monde.
Les tâches les plus difficiles sont confiées aux responsables, car aucun salaire ne peut compenser l’abîme moral dans laquelle la répétition mécanique d’un geste qui met fin à une vie dénuée de sens plonge inexorablement tout individu sensible.
Si on produit des porcs comme on produit des chaussures, quelles règles éthiques s’appliquent alors au travail ? Où est la limite entre la chaussure et le cochon ? Pour les procédures de travail, il n’y en a pas. Mais pour les travailleurs qui croisent les regards de leurs cochons tous les jours et savent, eux, que les cochons ne sont pas équivalents à des chaussures ? [8]
L’éternel Treblinka
Pour beaucoup d’observateur.ices, antispécistes ou non, la production industrielle de viande est un enfer concentrationnaire, un « Treblinka éternel » [9]. Une analogie dont il convient de prendre toute la mesure.
L’Histoire officielle que l’on nous a inculquée de force résume Auschwitz à une erreur de l’Histoire, une dépravation morale, une rupture inexpliquée dans le processus civilisationnel devant nous mener de la barbarie aux Lumières. C’est la lecture morale, celle de la « bête immonde », ce penchant bestial qui se serait réveillée un matin de mars 1933 et qui sommeille en nous depuis lors.
Dans son remarquable essai « La violence nazie : une généalogie européenne », Enzo Traverso nous offre une interprétation plus consistante de cette période de l’Histoire : et si les chambres à gaz étaient au contraire un aboutissement de la modernité ? Ce long processus de déshumanisation du travail et de la mort, il le fait débuter à l’invention de la guillotine, ce moment où la révolution industrielle est rentré dans le domaine de la peine capitale. « L’exécution mécanisée, sérialisée, cessera bientôt d’être un spectacle, une liturgie de la souffrance, pour devenir un procédé technique de tuerie à la chaîne, impersonnel, efficace, silencieux et rapide. » Très vite, surviendront l’usine, la bureaucratie et la prison, autant de lieux dominés par le même principe de discipline du temps et des corps, de division rationnelle et de mécanisation du travail, de hiérarchie sociale, de soumission aux machines. Chacune de ces institutions sociales, selon l’auteur, porte les traces de la dégradation du travail et du corps inhérente au capitalisme, qui assure son emprise via le dispositif panoptique de Bentham.
Mais, entre le couperet mécanique du XVIIIe siècle et l’extermination industrialisée de millions d’êtres humains, se situent plusieurs étapes intermédiaires. La plus importante, durant la seconde moitié du XIXe, fut selon l’auteur la rationalisation des abattoirs. Initialement installés aux centre-villes, leur déplacement dans les banlieues, à l’abri des regards, s’est couplé avec un fort mouvement de concentration et de rationalisation. Ils ont pu alors commencer à fonctionner comme des usines, signant le passage des pulsions dionysiaques du massacre traditionnel aux carnages pasteurisés de l’âge moderne.
Faut-il s’étonner, dès lors que l’on avait ouvert la boîte de Pandorre, que les humain.es aient été les prochain.es sur la liste ? Dans le camp d’Auschwitz III (Buna-Monowitz), les convois arrivaient le matin et déchargeaient leur cargaison de juifs.ves déporté.es ; les médecins SS procédaient à la sélection ; une fois exclu.es les aptes au travail, les déporté.es étaient spolié.es de leurs biens et envoyé.es aux chambres à gaz. Le soir, iels avaient déjà été incinéré.es. Un massacre sans haine... un massacre industriel. Dans son témoignage « Trois ans dans les chambres à gaz », Filip Müller, juif affecté au Sonderkommando [10] d’Auschwitz, raconte : « Pendant qu’on dégageait les braises de l’un des complexes de fours, on allumait les ventilateurs sur le complexe voisin et l’on faisait tous les préparatifs pour un nouvel arrivage. Un assez grand nombre de cadavres jonchait déjà le sol de béton nu, tout autour. »
Alors, si vraiment il y a un parallèle à faire entre les camps de concentration et les abattoirs, et c’est ce que je crois, il faut se poser la question : existe-t-il la possibilité d’un choix humain entre le Sonderkommando et la chambre à gaz ?
En refusant d’inscrire le judéocide dans une histoire plus large que celle de l’antisémitisme, l’Histoire officielle a sauvé la modernité. En résumant l’enfer des usines de productions animales à une problématique de racisme des humain.es envers les animaux, les antispécistes ne font rien d’autre.
Éloge antispéciste de la modernité
Quelque soit le secteur d’activité, la vie humaine et la vie tout court sont incompatibles avec la division des tâches et la dépossession du travail qui caractérisent les systèmes industriels. Il n’y a qu’à voir avec quel engouement elle modifie le climat pour comprendre que ce n’est pas seulement la vie animale que l’espèce humaine dans sa forme capitaliste met en péril. Et l’indifférence avec laquelle nous plongeons dans l’abîme en dit long sur la valeur que nous accordons à nos propres vies sous un tel régime...
Si ce n’est pas sur cette modernité que nous portons nos regards, alors qu’est-ce qui nous empêche de remplacer de la viande industrielle par toute autre nourriture industrielle ? En lieu et place de cette critique, une partie du mouvement antispéciste (mais je n’ai pas trouvé l’autre) danse gaiement sur les cendres de l’élevage qui constitue pourtant, malgré tous ses défauts, une des dernières poches de résistance à la modernité. Le travail persiste à y avoir un sens, un ancrage dans tout un ensemble de relations sociales, à y produire autre chose que de l’ennui, de l’inutilité et de la mort.
Pour Marx, le travail est l’expression de la vie humaine. C’est grâce au travail que l’homme transforme le monde et se produit lui-même en tant qu’homme. Car c’est d’abord d’un rapport d’asservissement à la nature que l’homme doit s’émanciper. Par le travail, il transforme cet asservissement en rapports d’échanges et de négociations. Et c’est par le travail, en tant qu’action individuelle et collective sur le monde, qu’en tant qu’êtres humains nous forgeons notre identité et notre humanité. [11]
Mais la question de l’élevage et, plus généralement, celle du rapport de travail entre les humain.es et les animaux, intéresse-t-elle seulement les antispécistes ? Selon Jocelyne Porcher, les théories de la libération animale bénéficient d’une absence de théorisation de l’élevage qui leur permettent d’imposer un point de vue moral et donc difficilement discutable. Après avoir retourné le moteur de recherche du site « Cahiers de l’antispécisme » (« éleveurs », « petits éleveurs », « petits producteurs », « élevage traditionnel », etc...), je livre ici un exemple, un des seuls que j’ai trouvé [12], de ce que peut dire la littérature antispéciste de l’élevage.
Dans un appel à « Abolir la viande », Antoine Comiti et Estava Reus se demandent comment en finir « éthiquement » [13] avec ces 1,3 milliard d’éleveur.ses qui refusent d’intégrer la modernité. Prenant note que « des millions de familles pauvres n’abandonneront pas l’élevage ou la pêche si cela implique pour elles de passer de la grande à l’extrême misère », les auteur.es, dans un verbiage managérial assez remarquable, proposent « d’accompagner leur reconversion » dans d’autres secteurs. En plus « d’élaborer des politiques permettant [aux éleveur.ses] de développer d’autres activités », il serait souhaitable de mettre en place « des mesures incitatives pour faciliter l’acheminement de produits végétaux vers des zones qui n’en produisent ou n’en importent pas suffisamment pour pourvoir à l’alimentation des populations humaines ». En appui de la lutte antispéciste, donc : la mondialisation et le libre échange. Après tout, ce qui a tué l’élevage chez nous devrait bien faire l’affaire chez elleux...
Et les auteur.es, faisant leurs les analyses de la FAO [14], concluent non sans cynisme : « Il convient d’ajouter qu’indépendamment de l’abolition de la viande, l’activité des petits producteurs pauvres est déjà compromise. La disparition accélérée prévisible des micro-exploitations résulte de leur non viabilité économique au regard des évolutions actuelles de l’agriculture. Le contrecoup social ne peut être évité que par des politiques visant à développer des emplois dans d’autres secteurs. (Voir encadré reproduisant l’analyse de la FAO). »
En Occident, la révolution que les antispécistes appellent de leurs vœux a déjà eu lieu il y a deux siècles ; on a appelé ça la révolution industrielle.
De la domination antispéciste
Résumons : que de riches occidentaux.ales bien blanc.hes se réjouissent de la soumission en cours de plus d’un milliard de pauvres aux préceptes du capitalisme et de l’agro-business, voilà qui n’a rien pour nous étonner. Mais qu’iels le fassent au nom d’une lutte contre les dominations... Doit-on vraiment rentrer dans le panneau ?
Il va falloir de toute façon parler un peu de nos privilèges. De ce que ça veut dire, quand on est blanc.hes et riches de siècles de traite négrière et de colonialisme de comparer l’élevage à l’esclavage. De ce que ça veut dire, quand notre monde s’est construit sur l’exploitation et la destruction de cultures qui respectent infiniment plus le règne animal que nous, de décréter des valeurs universelles et de partir en croisade [15]. De ce que ça veut dire, d’être un homme et de parler de viol à propos de l’insémination artificielle [16]. De ce que ça veut dire, d’habiter des métropoles en pleine expansion démographique, économique et culturelle et de moquer un monde rural qui se meurt.
Leur rêve, notre cauchemar
Pour les industriels, la vie qui anime les animaux ne représente qu’un coût dont ils aimeraient se débarrasser au plus vite. Claude Lévi-Strauss ne pouvait s’imaginer, en écrivant la chose suivante en 2001, qu’un jour les scientifiques pousseraient l’utopie jusqu’au bout en créant la viande de synthèse :
[Dans le futur,] les agronomes se chargeront d’accroître la teneur en protéines des plantes alimentaires, les chimistes de produire en quantité industrielle des protéines de synthèse. (...) La viande figurera au menu dans des circonstances exceptionnelles. On la consommera avec le même mélange de révérence pieuse et d’anxiété, qui, selon les anciens voyageurs, imprégnait les repas cannibales de certains peuples. L’élevage, non rentable, ayant complètement disparu, cette viande achetée dans des magasins de grand luxe ne proviendra plus que de la chasse. Nos anciens troupeaux, livrés à eux-mêmes, seront un gibier comme un autre dans une campagne rendue à la sauvagerie.
– Claude Lévi-Strauss, La leçon de sagesse des vaches folles, Etudes rurales.
En effet. Une fois que l’industrie aura été au terme de son entreprise totalitaire, c’est à dire lorsqu’elle aura fini de transformer toutes les éleveuses en salariées et tous les éleveurs en ouvriers, alors, oui, enfin, nos vies de mort-vivants seront débarrassées de celles des animaux, rendus à la « sauvagerie » à laquelle nous les avions arrachés. Loin des yeux, près du cœur : nous continuerons à les aimer à travers les multiples superproductions audiovisuelles de la National Geographic, ou via quelques safaris loin de chez nous.
Certaines espèces survivront, d’autres pas : on s’imagine aisément l’effet immédiat d’une « libération animale » sur un poulailler. Comme le résume Victor Hugo [17], « dans la nature, les arbres poussent et les enfants meurent ». Il faut bien reconnaître que toutes les espèces ne partagent pas la supériorité morale dont les antispécistes nous ont gratifié.es. Décidément, entre humai.es et animaux, iels entendent tracer une frontière aux murs bien hauts.
PS :
A lire absolument :
- Jocelyne Porcher, « Ne libérez pas les animaux ! », La Revue du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales.
- Jocelyne Porcher, « Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIe siècle. », La Découverte.
- Enzo Traverso, « La violence nazie, une généalogie européenne », La Fabrique.
Toutes les photos sont de Kate Kirkwood.
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