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Ceci est l’histoire de l’une des plus grande grève des loyers du 20e siècle.
Barcelone est la capitale de la province de Catalogne dans le Nord-Est de l’Espagne. Dans les années 1920, Barcelone était la ville à la croissance la plus rapide en Europe. La modernisation et l’industrialisation avançaient à un pas rapide. Des migrants des régions proches affluaient dans la ville pour travailler. La population de Barcelone s’accrut de 62% durant cette décennie. Des banlieues ouvrières adjacentes comme Hospitalet et Santa Coloma doublèrent ou triplèrent en population. Dans les années 30, avec environ 6 millions de résidents, la province de Catalogne accueillait environ 70% de la capacité industrielle de l’Espagne. Barcelone était devenue la plus grande ville d’Espagne avec 1,5 million d’habitants.
L’expansion de la population mena à une sérieuse pénurie de logements, et à une rapide inflation des loyers, avec des loyers augmentant de 150% dans de nombreuses zones. La sévère pénurie de logements mena aussi à de graves problèmes de surpeuplement et de détérioration dans le type de logements disponibles pour la classe ouvrière. Il y avait quelques logements publics – constructions peu chères, en béton – mais seulement 2 200 unités avaient été construites. La municipalité comptait d’une manière écrasante sur le marché réel de la propriété privée pour fournir des logements.
Bien qu’il y ait quelques grands blocs d’appartements privés, ou « cités », la plupart des logements étaient fournis par une énorme masse de petits propriétaires. La principale organisation des propriétaires fonciers, la Chambre de la Propriété Urbaine, avait plus de 97 800 membres dans la province de Catalogne.
Les bidonvilles commencèrent à apparaître dans les faubourgs de la ville. Ces bidonvilles n’étaient pas construits par les résidents mais par les propriétaires fonciers qui construisaient des taudis pendant que les autorités regardaient ailleurs. En 1927, on estimait que 6 000 taudis, abritant 30 000 personnes, avaient été construits à Barcelone, et plus encore dans les villes environnantes. Dans les plus anciens secteurs de Barcelone, de nombreux appartements ou maisons furent découpés en minuscules unités. Souvent, les propriétaires avares refusaient de fournir des arrivées d’eau pour ces nouvelles unités, même si le code municipal de construction imposait l’eau courante depuis au moins 1891. En 1933, on estimait que 20 000 appartements ou maisons à Barcelone n’avaient pas l’eau courante.
La compression des salaires
Dans les années 1920, alors que les loyers augmentaient, les salaires ouvriers stagnaient. Du côté des syndicats de la ville, une atmosphère répressive rendait difficile toute pression sur les employeurs en vue d’obtenir des augmentations de salaires.
Un mouvement syndical de masse avait émergé en Catalogne à l’époque de la 1re Guerre Mondiale, ponctué par la grève générale locale de 1917. les principaux syndicats étaient organisés au sein de la Confederacion Nacional del Trabajo (Confédération Nationale du Travail, CNT), un mouvement syndical révolutionnaire organisé sur des bases anarchistes.
Au début des années 1920, les employeurs répondirent à l’augmentation du militantisme ouvrier en créant un syndicat « jaune » (pro-patronal) appelé le Sindicato Libre (le Syndicat Libre) et en engageant des pistoleros (tueurs à gages) pour assassiner des activistes connus de la CNT. Des centaines de travailleurs furent tués durant cette campagne. Certains activistes de la CNT ripostèrent en assassinant des patrons qui recrutaient des pistoleros. A partir de 1923, l’atmosphère répressive fut officialisée par une dictature militaire dirigée par Primo de Rivera, qui fit interdire la CNT.
Origines de la grève des loyers
En 1930, la dictature s’était effondrée et la monarchie fut remplacée par une république élue aux élections d’avril 1931. Les groupes politiques et la CNT purent s’organiser légalement.
Au début des années 1930, le chômage augmenta mais les loyers restaient encore élevés, aggravant la crise. Des activistes de la CNT débattaient depuis la fin des années 20 sur la manière de dépasser les luttes limitées contre des employeurs individuels et de rendre les syndicats capables d’intervenir sur tous les problèmes sociaux affectant la classe ouvrière. En janvier 1931, Solidaridad Obrera (Solidarité Ouvrière, le quotidien de la CNT de Catalogne) publia une série d’articles appelant à l’action contre la crise du logement.
Les métiers du bâtiment étaient particulièrement affectés par la hausse du chômage au début des années 30 et le syndicat des travailleurs de la construction de la CNT montra le chemin sur le problème du logement. Le 12 avril 1931, le syndicat de la construction appela à un meeting pour discuter de la crise du logement. A ce meeting, Arturo Parera et Santiago Bilbao proposèrent la formation d’une « Commission de défense économique du Syndicat de la Construction », avec une invitation à la rejoindre lancée aux autres syndicats.
Parera justifia la demande de réduction des loyers par le fait que l’inflation des loyers permettait aux propriétaires fonciers d’avoir un retour sur investissement excessif de 8 à 16%. Il argumenta qu’immobiliser du capital dans des formes d’investissements improductifs comme la propriété immobilière contribuait à renforcer la stagnation économique du début des années 1930. Parera et Bilbao, tous les deux bien connus comme membres de la Federacion Anarquista Iberica (Fédération Anarchiste Ibérique, FAI), allaient jouer un rôle important dans la grève des loyers.
La Commission de Défense Economique (CDE) présenta d’abord sa demande de base – une réduction de 40% des loyers – à un rassemblement massif de la CNT qui eut lieu le 1er mai 1931.
La campagne active de la CDE débuta par une série de meetings dans de nombreux faubourgs ouvriers de Barcelone et dans des banlieues ouvrières environnantes. Le 1er juillet, environ 1 500 personnes participèrent à un meeting à Barceloneta, un quartier ouvrier prés du port, où vivaient de nombreux dockers. A ces meetings, les gens prenaient la parole contre les propriétaires fonciers et les marchands qu’ils accusaient de voler le peuple, avec la complicité des autorités gouvernementales.
Cette série de meetings culmina dans un meeting de masse tenu au Palais des Beaux-Arts le 5 juillet. A ce meeting, les demandes suivantes furent acceptées comme bases du mouvement :
- La caution (généralement un mois de loyer) que les propriétaires prenaient aux locataires quand ils occupaient une habitation devait être utilisée comme loyer pour ce mois de juillet sans qu’un autre loyer soit payé ce mois là. Après juillet, il devait y avoir une réduction de 40% du loyer.
- Ceux qui étaient au chômage ne devaient payer aucun loyer.
- Si les propriétaires refusaient d’accepter la diminution des loyers, les locataires devaient se déclarer eux-mêmes en grève des loyers et ne rien payer, en affirmant toujours clairement que cela faisait partie du mouvement social général pour des loyers plus bas.
Cette proposition provoqua une réaction immédiate de la Chambre de la Propriété Urbaine qui dénonça cela comme une violation pure et simple de leur légitime droit de propriété. Pour eux, le seul problème était la défense policière de leurs droits. Ils refusèrent toute idée de solution négociée.
Le début de la grève des loyers
La Commission de Défense Economique estimait que 45 000 personnes prenaient part à la grève des loyers en juillet et plus de 100 000 en août. Même si ces estimations sont un peu exagérées, il s’agissait clairement d’une grève massive des loyers. Il y avait des grèves des loyers dans tous les quartiers ouvriers de Barcelone et une quantité de villes périphériques avaient mis en place leurs propres Commissions de Défense Economique et poursuivaient une démarche similaire.
Aux élections d’avril 1931, le gouvernement provincial avait été remporté par le Partit Esquerra Republicana Catalana (Parti Républicain de la Gauche Catalane) – un parti nationaliste populiste basé principalement sur les classes des petits-commerçants et artisans et sur les fermiers. Durant les élections, les dirigeants libéraux de l’Esquerra avaient promis de respecter les libertés civiles et avaient reconnu que la crise du logement devait être atténuée. Les militants de la CNT espéraient que les libéraux leur laisseraient au moins un peu de répit pour déployer l’organisation locale.
Pendant ce temps, les propriétaires décidèrent de passer au-dessus des leaders libéraux locaux en demandant l’intervention du gouvernement national. Le cabinet national avait de la sympathie pour les problèmes des propriétaires – même le ministre socialiste du Travail, Largo Caballero, qualifiait la campagne de réduction des loyers d’« absurde ».
La répression des autorités
Le 22 juillet, le gouvernement national trouva un prétexte pour intervenir. La grève des loyers à Barcelone coïncida avec une âpre grève nationale du syndicat CNT des travailleurs du téléphone contre la Compagnie de Téléphone Nationale Espagnole (une filiale de la multinationale américaine ITT). Le 22 juillet, une bombe éclata à Barcelone. L’attentat fit de sérieux dommages aux équipements téléphoniques mais il n’y eu pas de blessés.
Même si la bombe contre les installations téléphoniques n’avait pas de lien avec la grève des loyers, les représentants du gouvernement national à Barcelone interdirent un rassemblement de la Commission de Défense Economique prévu pour le 27 juillet. Le gouvernement commença aussi des poursuites contre les tracts de la CDE présentés comme « propagande séditieuse ». Les propriétaires avaient argumenté que tant que ne pas payer son loyer était un « crime », le mouvement de la grève des loyers devait être interdit.
Néanmoins, des groupes locaux étaient encore capables de coordonner des actions dans de nombreux quartiers, opérant en dehors des locaux des syndicats de la CNT et des centres communautaires/ouvriers qui avaient été mis en place par les anarchistes pour des cours, des évènements culturels et des discussions politiques.
Dès le début du mois de mai, des familles avaient été remises dans des appartements d’où elles avaient été expulsées, et ce avant même que la grève des loyers soit en cours. Ces pratiques devinrent même de plus en plus courantes. Suivant les lois existantes alors, les expulsions étaient supposées devoir être menées par des employés municipaux après jugement du tribunal municipal. Mais souvent, les employés municipaux étaient intimidés par des foules, ou bien sympathisaient avec les locataires grévistes. Il y avait tellement de groupes locaux organisés pour remettre les gens expulsés dans leurs maisons que les autorités ne pouvaient suivre. Exaspérée, la Chambre de la Propriété Urbaine organisa sa propre milice pour mener les expulsions, avec des camions pour déménager les biens des expulsés.
Le 3 août, le gouvernement national nomma un juriste conservateur, Anguera de Sojo, comme gouverneur civil de Barcelone. Anguera de Sojo fit savoir qu’il considérait la grève des loyers comme purement illégale et qu’il ne la tolérerait pas.
Le 17 août, Santiago Bilbao fut arrêté et placé en détention administrative, ce qui évitait un dossier d’accusation ou un procès. Il fut arrêté pour avoir « ridiculisé les autorités » en parlant en faveur de la grève des loyers à un meeting du syndicat des ouvriers du textile. A la fin du mois d’août, 53 militants de la CNT impliqués dans la campagne de la grève des loyers avaient été arrêtés. La détention administrative avait été l’une des pratiques les plus détestées de la dictature militaire de la fin des années 20, mais maintenant c’était le gouvernement républicain qui l’utilisait.
Dès la fin août, les 53 militants CNT en prison se déclarèrent en grève de la faim, ce qui aboutit à une mutinerie le 2 septembre. Au même moment, la CNT appela à une grève générale locale pour protester contre le traitement réservé aux gens arrêtés. Cela conduisit à de violents affrontements entre les grévistes et la police. Plusieurs centaines d’autres arrestations d’activistes eurent lieu.
Le 2 octobre, le gouverneur civil demanda les noms des membres de la CDE à la Fédération Locale de la CNT. La Fédération Locale refusa de coopérer et subit une lourde amende. A partir de ce moment, la CDE ne put même plus faire publier des communiqués de presse et passa à la clandestinité. Mais la grève des loyers continua dans de nombreuses parties de la ville.
Dans une lettre du 17 octobre au ministre de l’Intérieur, la Chambre de la Propriété Urbaine dénonça ce qu’elle appelait un « état d’anarchie » dans les quartiers ouvriers périphériques de Barcelone. En août, les autorités avaient fait intervenir la guardia, la force de police paramilitaire nationale, contre la grève. Lors d’une tentative d’expulsion, début octobre, la guardia fut incapable de remplir sa mission alors qu’elle faisait face à une grande foule de femmes enceintes et d’enfants, que l’officier de la guardia décida de ne pas attaquer.
Finalement, la grève commença à être brisée par la pratique policière qui consistait à arrêter les gens expulsés qui avaient réoccupé leurs habitations avec l’aide de leur voisinage. En novembre, le niveau d’activité de la grève avait notablement diminué. Mais la grève des loyers continuait dans une certaine mesure sous une forme clandestine, avec des incidents et des conflits occasionnels avec les propriétaires.
En décembre, le gouvernement local, contrôlé par l’Esquerra, répondit à la grève des loyers en adoptant une loi qui autorisait les locataires à porter réclamation pour « loyer injuste » − une loi qui s’avéra être inapplicable et largement inutile pour les locataires ouvriers.
Dans de nombreuses parties de la ville, les propriétaires avaient été contraints de chercher un arrangement avec leurs locataires, acceptant de réduire les loyers plutôt que d’envisager la perspective de ne pas avoir de revenus pendant une longue période. Ou bien pour apaiser le conflit, le propriétaire acceptait simplement d’oublier les loyers impayés durant la période de la grève. Le résultat fut que de nombreux locataires ressentirent qu’ils avaient au moins gagné quelque chose par la grève.
Pour beaucoup des plus jeunes activistes, ce fut la première fois qu’ils furent impliqués dans une campagne d’action directe à grande échelle, et cela leur fournit une précieuse expérience de la manière dont une communauté peut s’organiser elle-même pour défier des gens avec un pouvoir économique et élaborer une solution à ses problèmes à travers sa propre activité. En ce sens, cela planta le décor pour les évènements encore plus « dramatiques » qui allaient transformer Barcelone durant l’été 1936, avec le début de la révolution et de la guerre civile en Espagne.
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